Michel Le Bris
Kong
Grasset
Michel Le Bris est un romancier qui impressionne par son habileté et sa puissance d’évocation. On a l’impression que seul des personnages hors du commun pris dans des époques qui appellent le dépassement de soi sont à sa dimension.
Peut-être parce qu’au commencement de toute l’entreprise littéraire de Le Bris il y a ce qu’il nomme « le Grand Dehors » :
« D’abord la sensation aiguë, bouleversante, de la présence au monde autour de soi, cette ivresse légère, quand vous sentez qu’il vous traverse, qu’en cet instant fragile, vous (vous ? ou bien l’opacité des choses, la grisaille quotidienne, le poids de l’ici-bas ?) ne faites plus obstacle. (…) L’allégresse de la présence, l’inguérissable blessure de l’Ailleurs, les embrasements de l’imaginaire : Tout cela à la fois, le Grand Dehors. Et j’ai compris très vite (en fait tout de suite) que par l’écriture, et par l’écriture seule, j’allais pouvoir rappeler à moi, et maintenir ensemble les fragments éclatés de mon Royaume. » (1)
À le lire, l’attirance pour des figures comme Stevenson, London, Conrad, mais aussi les explorateurs de la fin du XIXe siècle (qu’il a contribué à publier chez Phébus et chez Payot) sont le socle sur lequel se construit son œuvre romanesque. Dans les pages de ses romans ils ne sont jamais loin.
Merian Cooper et Ernest Schoedsack sont des figures de la trempe de ceux que je viens de citer, et Le Bris a trouvé dans la vie et les aventures de ces deux hommes deux personnages à la hauteur de ses ambitions romanesques. C’est probablement parce qu’ils ont entendus cet appel, le même que London dit être « the call of the wild » (l’appel du monde sauvage) qu’ils ont fait le choix de s’engager en Europe dans le premier conflit mondial.
C’est là qu’ils se rencontrent et que va naître leur amitié, à Vienne dans l’Europe en feu, à la fin d’un monde. Cooper est un héros de l’aviation américaine et Schoedsack est venu sur le théâtre des opérations avec sa caméra témoigner de cette horrible guerre.
Ce qui impressionne avant tout c’est le sens et la force de cette amitié, sincère et très vite, indéfectible qui va lier les deux comparses tout au long de leur vie. C’est aussi elle qui est à l’origine de tout, c’est parce qu’ils sont deux qu’il se sentent prêts à braver tous les dangers. C’est la confiance réciproque qui rend possible d’envisager les aventures les plus imprudentes et les plus insensées.
« Si jamais nous nous en tirons, j’aimerai bien me faire explorateur. Pendant qu’il reste encore des blancs sur les cartes. »
Le constat qu’ils font (ils ne l’analyseront et le formuleront que plus tard) c’est qu’un monde est bien mort et que l’autre n’a pas encore commencé. Ils se retrouvent coincés avec des outils de compréhension obsolètes alors qu’autour d’eux les lignes politiques et culturelles bougent. Le monde de l’après-guerre est en pleine reconstructions et recompositions et c’est par la marge que cela commence, précisément là où il y a des blancs sur les cartes. L’aventure si elle est accompagnée de danger n’en est pour eux que plus séduisante et savoureuse.
Le couple se forme ainsi, comme une hydre a deux têtes. Chacun alimente la curiosité et la créativité de l’autre. Schoedsack filme ce que Cooper a dans la tête, parce que Cooper imagine ce que Schoedsack aimerai filmer et les œuvres qui naissent de la collaboration de ces deux-là sont des grands films.
Le Bris s’attache à montrer comment se fabrique un film dans les années 20 autant qu’à nous faire vivre les aventures des héros dans des paysages hors du commun.
Les expéditions en Turquie, en Iran avec les Bakhtiaris, dans la jungle birmane à la recherche des tigres mangeurs d’homme, sont restituées en cinémascope et sur écran géant. Le Bris nous fait vivre et ressentir ces moments-là avec une intensité rare.
C’est une expérience d’immersion totale ! Là est la grande force du romancier.
Cooper et Schoedsack ont très vite l’intuition que pour faire de meilleurs films, être meilleurs que la concurrence, ils ne peuvent pas se contenter de laisser travailler les scénaristes des compagnies de productions, il leur faut une idée force qui transcende leurs œuvres. Ce qu’ils veulent montrer au travers de leurs films (qui ne sont pas des documentaires ou des films pédagogiques, mais des œuvres de fiction) c’est « la dimension romanesque du réel », faire des films qui s’intègrent dans la beauté du monde. Et cela, les studios à Hollywood ne peuvent le restituer, il faut en passer par l’épreuve du réel.
C’est aussi tout cela qui vit entre les pages du roman : les batailles entre les studios, mais aussi et surtout l’évolution du cinéma qui est en passe de devenir cette industrie du rêve qui s’invente au quotidien, car nous sommes au moment crucial du passage du muet au parlant.
C’est dans ce contexte et après quelques films mémorables (dont l’incroyable Grass) que nos deux comparses vont mettre en projet le film qui fera d’eux non plus des pionniers mais des monstres sacrés du septième art.
Le Bris s’attèle à nous montrer à quel point King Kong est un film qui ne se contente pas de révolutionner le cinéma, il en est une étape majeure. Un film hors de toute dimensions qui est le reflet de son temps et de ses préoccupations. Une œuvre qui engendre elle-même sa propre mythologie !
Il ne fallait pas moins de 900 pages pour conter cette histoire-là et Le Bris a fait le pari fou d’une œuvre monumentale à tous les égards. Il signe une prouesse romanesque qui s’engage à dire et montrer un monde perdu et un monde en devenir, une aventure humaine et collective incroyable, et une magnifique histoire d’amitié. Kong est un roman chargé d’énergie vitale ; c’est une grande fresque !
Retrouvez tous les films de Schoedsack et Cooper au rayon cinéma 33 rue Gambetta !
A vos agenda ! Michel Le Bris sera l’invité de la Cinémathèque de Toulouse et de la librairie du 14 au 16 décembre !