Quarante ans d’édition en France. Épisode 2. La traduction. État des lieux et « grandes maisons »

En 2019, le Banquet du livre de Lagrasse célébrait les quarante ans des éditions Verdier. En 1979, le monde du livre et de sa distribution était alors bien différent de ce que nous connaissons aujourd’hui. En douze épisodes publiés progressivement sur le blog, Christian Thorel revient pour nous sur ces quarante années qui ont vu le paysage éditorial et le monde de la librairie se bouleverser.
Au milieu des années soixante-dix, l’édition française publie annuellement environ 18.000 nouveautés (aujourd’hui près de 70.000 !). Les « Livres disponibles », annuaires qui regroupent chaque année l’ensemble de l’offre éditoriale en France, annoncent 250.000 titres justement « disponibles », en vérité ils ne le sont pas toujours ! Mais comparons avec 2019 : la base Électre, plus précise en particulier sur les ouvrages épuisés, en compte plus d’un million. Le lecteur, même égaré entre les rayons et les tables d’une librairie, ne peut ignorer les bienfaits de cette diversité. Par exemple en 1979, pour ce qui est des traductions, rien n’est comparable avec ce dont le lecteur dispose depuis trente ans, dans tous les domaines du savoir et de la littérature. Il en est de même en jeunesse, beaux-arts ou bande dessinée. N’hésitons pas ici à affirmer la place que l’édition française donne désormais aux productions étrangères (et pas seulement anglo-saxonnes !), en leur réservant chaque année plus du quart de ses publications, alors que Grande-Bretagne et États-Unis publient moins de 3% de leurs livres depuis une autre langue !
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Aharon Appelfeld, histoires d’une vie

Aharon Appelfeld, Rencontre et entretien Marc Rettel, 2014.
Licence CC BY-SA 3.0.

Beaucoup d’articles ont été publiés  sur l’œuvre et la vie de Aharon Appelfeld, récemment décédé. Rappelons qu’il a été tardivement reconnu en France, et que fort heureusement, les éditions de l’Olivier s’attachent à rattraper ce retard et à nous proposer de nombreux textes de cet écrivain prolifique et passionnant.

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La rentrée littéraire : « L’homme-tigre » – Eka Kurniawan

Je ne connais presque rien de la littérature et de la culture indonésienne. Il y a eu quelques romans, comme celui de Pramoedya Ananta Toer, Gadis Pantai – La fille du rivage, La folie Almayer de Conrad (sublime roman qui se déroule dans la jungle de Bornéo en Malaisie), aussi quelques petits souvenirs d’images de théâtre de marionnettes javanais, le réalisateur Apichatpong Weerasethakul s’il n’était pas lui-même, le grand cinéaste thaïlandais et non indonésien que nous connaissons pour ses magnifiques films Tropical Malady et Blissfully Yours. Donc beaucoup de confusion, d’approximation et une vague idée de la jungle.
Il faut bien commencer et ce sont les Éditions Sabine Wespieser qui me donnent cette chance en publiant en septembre le premier roman de Eka Kurniawan, L’homme-tigre, traduit de l’indonésien par Étienne Naveau. Il y a dans ce roman des caractéristiques culturelles, religieuses et sociales, des mythes et des légendes propres à l’Indonésie. Il y a aussi une géographie, des paysages et une végétation tropicale mystérieuse et abondante (aperçue en ce qui me concerne sous serre ou en photos). Mais ce n’est pas tout Continuer la lecture

Dieu me déteste – Hollis Seamon

Quand on demande à Richard Casey ce qu’il a, il répond une « DMD », acronyme de « Dieu me Déteste ». Pour ce jeune homme de 17 ans c’est la réponse la plus simple, plus simple que de raconter les différentes phases de son cancer, son combat contre la maladie. Par ce simple « DMD », Hollis Seamon nous donne le ton de son livre : certes, Richard est en phase terminale, mais il a encore beaucoup de choses à vivre, à découvrir, comme tous les adolescents de son âge. Bien sûr, il fait partie de ces personnes que Dieu semble avoir oublié, mais lui n’oublie pas de vivre. Continuer la lecture

Buenos Aires – Itinéraire romanesque

Il appartient au roman moderne, dès la fin du XIXe siècle, d’avoir créé des mythes littéraires attachés à une ville (Londres, Prague, Paris, Petersbourg, Berlin…). Quelques caractères spécifiques et irremplaçables concourent à tracer un sillon qui façonnera toute la littérature qui s’y écrira, et qui peut-être imprègnera la forme et le contenu des œuvres futures, à l’insu parfois de l’auteur qui y est suffisamment immergé pour ne pouvoir échapper à ce déterminisme.
Dès le début du XXe, le Nouveau Monde aura aussi ses capitales littéraires. New York bien sûr, et, moins connue, Buenos Aires, car les mêmes causes produisent les mêmes effets. L’immigration de millions de femmes et d’hommes en provenance de dizaines de « vieilles » nations a créé les conditions de cette émergence. Continuer la lecture

Opération Sweet Tooth de Ian McEwan

Le début des années soixante-dix en Angleterre est une période grisâtre. Une crise économique et industrielle, la guerre en Irlande du Nord et les tensions avec le bloc communiste plombent l’ambiance. Ian McEwan situe son roman dans ce contexte.

Serena Frome, dévoreuse de livres, diplômée de mathématiques à Cambridge, est recrutée par le MI5, la célèbre agence britannique de renseignement. Un projet d’espionnage, nommé Opération Sweet Tooth, est alors conçu pour découvrir des auteurs qui pourraient, au vu de leurs anciennes publications, devenir des relais efficaces pour véhiculer une idéologie anti-marxiste et œuvrer, à leur insu, à la conquête des consciences. Continuer la lecture

Promenades en Russie

L’hiver est une bonne période pour entreprendre, par les livres, un voyage dans la steppe et la toundra de Russie. On y rencontrera peut-être des géants, un enfant, de redoutables cavaliers Tatares, un baron psychiquement atteint, on pourra saisir la grâce de la campagne de Russie et les confins de la Sibérie. C’est ce que je vous propose en quelques romans et nouvelles.

La vie d’Arseniev d’Ivan Bounine, édité chez Bartillat et traduit par Claire Hauchard, raconte les souvenirs de jeunesse d’un héros qui ressemble comme un frère à Ivan Bounine. La Russie impériale jette ses derniers feux et nous voilà au sein d’une famille de la noblesse terrienne avec ses personnages si caractéristiques. La mère effacée, le père qui dilapide l’argent de la famille, les frères contraints d’aller chercher fortune ailleurs, les sœurs, ombres fugitives, à peine évoquées. Le récit, largement autobiographique, est constitué de petites scènes, tableaux de vie quotidienne, et de description d’une nature omniprésente et sublime. Continuer la lecture

« Promenons-nous dans les bois » de Bill Bryson

Ceux qui me connaissent savent que je suis une grande admiratrice de Bill Bryson. J’ai lu beaucoup de ses ouvrages et avoue avoir une affinité avec son écriture tout à la fois objective et journalistique mais aussi un brin décalée et drôle.

Dans « American rigolos » et « Nos voisins du dessous« , c’est le chroniqueur qui m’a séduite. Qui mieux qu’un natif peut être à même de décrire tous les travers américains. Mais au bout du compte, pas forcément, puisque dans « Nos voisins du dessous » il s’emploie à dépeindre les mœurs, certes peut être pas si différents, de nos amis australiens, toujours avec cette même verve. Continuer la lecture

« L’ivresse du kangourou » de Kenneth Cook

Faisant suite au Koala tueur et à la Vengeance du wombat, les éditions Autrement nous livrent en ce début d’année le dernier opus de Kenneth Cook, L’ivresse du kangourou.
Digne d’un Buster Keaton, l’auteur nous convie, de péripéties en péripéties, à découvrir ses compatriotes humains et animaliers australiens. Partant du principe qu’une idée reçue est rarement vraie, il s’évertue à nous montrer, entre autres, qu’un koala n’est pas toujours un gentil animal ou qu’il ne fait pas bon se trouver dans les parages d’un kangourou avec une gueule de bois.
Le problème avec l’outback, c’est que vous avez beau prendre des précautions et soigneusement éviter tout danger potentiel, il reste toujours une chose que vous avez oubliée ou à laquelle vous n’auriez jamais pensé :celle qui va surgir et vous terrasser.”
C’est un régal de lire ces histoires tout à la fois burlesques et abracadabrantesques. Une simple balade sur la plage avec un chien ou la présence d’inoffensifs lézards à bord d’un avion : Tout devient épique avec Kenneth Cook. On a souvent du mal à croire à ses tribulations tellement les situations sont cocasses mais on ne peut s’empêcher de rire devant l’effort surhumain que le narrateur déploie afin de se sortir de ces mêmes situations.
 
L’ivresse du kangourou– Kenneth Cook – éditions Autrement,2012 – 17€
 
 
 
 
 
 

La sexualité en mode mineur

La répétition d’Eleanor Catton, éditions Denoël (traduit du néo-zélandais par Erika Abrams) et Clèves de Marie Darrieussecq, éditions POL.

Ces deux romans, parus en cette rentrée littéraire, abordent la question de la sexualité des adolescents, ou, plus précisément, des adolescentes. La naissance et la découverte du trouble, les questions (pratiques ou existentielles), le passage à l’acte, les rôles conscient et inconscient joués par les adultes dans cet apprentissage. Si les deux romancières traitent toutes ces dimensions, chacune le fait à sa manière (très factuel chez Darrieussecq, proche d’un journal intime ; plus troublant chez Catton, dans une narration oscillant sans cesse entre la réalité et le fantasme).

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