Je ne connais presque rien de la littérature et de la culture indonésienne. Il y a eu quelques romans, comme celui de Pramoedya Ananta Toer, Gadis Pantai – La fille du rivage, La folie Almayer de Conrad (sublime roman qui se déroule dans la jungle de Bornéo en Malaisie), aussi quelques petits souvenirs d’images de théâtre de marionnettes javanais, le réalisateur Apichatpong Weerasethakul s’il n’était pas lui-même, le grand cinéaste thaïlandais et non indonésien que nous connaissons pour ses magnifiques films Tropical Malady et Blissfully Yours. Donc beaucoup de confusion, d’approximation et une vague idée de la jungle.
Il faut bien commencer et ce sont les Éditions Sabine Wespieser qui me donnent cette chance en publiant en septembre le premier roman de Eka Kurniawan, L’homme-tigre, traduit de l’indonésien par Étienne Naveau. Il y a dans ce roman des caractéristiques culturelles, religieuses et sociales, des mythes et des légendes propres à l’Indonésie. Il y a aussi une géographie, des paysages et une végétation tropicale mystérieuse et abondante (aperçue en ce qui me concerne sous serre ou en photos). Mais ce n’est pas tout et ne tenir compte que de cet exotisme ferait oublier la construction, en tragédie, de ce très beau roman qui emprunte soit à la tradition du Mahâbhârata, soit à la tragédie grecque, soit à la tragédie classique ou plus vraisemblablement à toutes. Parce que le narrateur utilisé par Eka Kurniawan place tous les éléments du drame dans les cinquante premières pages du livres, à commencer par l’assassinat d’Anwar Sadat, ainsi que presque tous les protagonistes – le major Sadrah. Ma Soma. Komar bin Syueb. Maesa Dewi-, mais aussi les observations sur le comportement de Margio les jours précédant l’assassinat, pour ne poser que la question centrale : comment en est-on arrive là ? Tel un conteur, le narrateur va nous raconter l’histoire de Margio plus en détail, en commençant par raconter l’histoire de ses grands parents, de ses parents, de son enfance et de son déménagement de la campagne à la ville. Parce que, si l’esprit du tigre se transmet de génération en génération, il est sélectif et choisit l’élu. Ainsi son père, ignoble et misérable personnage, bourreau, en sera dépourvu et l’esprit sautera une génération pour envahir l’âme et le corps de Margio. De tristesse amoureuse, de violence conjugale, d’amour impossible, Eka Kurniawan met en scène un théâtre de passion. Et c’est vraiment bien. Le lecteur actif s’emballe vite et construit des ponts. Parfois en équilibre instable. Je me souviens qu’il y a quelques années, les romans d’Albert Cossery (tous disponible chez Joëlle Losfeld) m’avaient offert à peu près les mêmes impressions de lectures, à recommencer par cette voix narrative placée et juste. Eka Kurniawan écrit avec le ton juste, en tout cas, avec celui qui me l’a fait lire et qui m’a fait aimer le lire.
Les premières lignes
« Le soir où Margio assassina Anwar Sadat, Kyai Jahro était captivé par ses poissons dans leur bassin. L’odeur d’une mer à la voix de fausset flottait parmi les cocotiers. Les vents apaisés rampaient parmi les algues, les érythrines des Indes et les buissons de lantanas. L’eau du bassin stagnait au milieu de la plantation de cacaoyers, qui perdaient leurs feuilles faute d’être suffisamment entretenus. Leurs fruits secs et maigres finissaient par ressembler à des piments et ne servaient plus guère qu’aux employés de l’usine de tempé, qui raflaient leurs feuilles en fin d’après-midi. »
Je suggère aux lecteurs qui le peuvent de lire ce livre à l’ombre d’un flamboyant en fleur. Pour les autres, je vous assure que l’on ressent cette fraîcheur à travers les pages de ce livre.
Pour ceux qui s’intéressent aux tigres de Sumatra et autres tigres blancs vous trouverez de très bons livres dans notre rayon sur la nature ou de beaux documentaires sous forme d’album en littérature jeunesse. Ils sont très bien faits.
Bonne lecture.
L’homme-tigre – Eka Kurniawan – Sabine Wespieser, 2015