Klemperer, Chalamov : témoigner jusqu’au bout.

Dans Le témoin jusqu’au bout très bel essai qui vient de paraître aux éditions de Minuit, Georges Didi-Huberman s’emploie à lire attentivement le Journal qu’a tenu le philologue allemand Victor Klemperer de 1933 jusqu’à la fin de la guerre. Au travers des notes prises qui relatent les événements de sa vie quotidienne, ce journal est aujourd’hui considéré comme un témoignage capital de la vie dans l’Allemagne nazie.


En préambule à son analyse, Georges Didi-Huberman évoque le nos émotions nous partagent, qu’elles sont toujours plurielles « parce qu’elles laissent entrevoir, derrière elles, bien d’autre reliefs, bien d’autres gouffres ou paysages : toute une foret d’autres états affectifs ». C’est pourquoi il y a toujours dans nos émotions ce qu’il nomme un et pourtant. Se donner pour tâche de témoigner par l’écriture, c’est donner de la valeur à ses émotions, entrer dans le jeu de cet et pourtant.
Toutefois il écrit que : « le lieu concentrationnaire est par excellence celui d’un pas de pourquoi, ne pourrait-on pas faire l’hypothèse que l’espace totalitaire – sur ses plans social, politique, administratif, juridique, quotidien, passionnel – serait par nature celui d’un pas de pourtant imposé aux émotions humaines ? »
C’est dans cet espace ouvert entre le et pourtant et le pas de pourtant que Didi-Huberman voit la force et l’importance du témoignage de Klemperer : « prendre position dans la langue ou vis-à-vis de la langue pratiquée autour de soi relève d’une dimension éthique par excellence. Klemperer, de ce point de vue, incarne admirablement cette figure du courage de la vérité. »
C’est dans ce souci de transformer ses émotions en faits d’histoire (affectifs et politiques) qu’il est un témoin jusqu’au bout.

En même temps que le petit essai de Georges Didi-Huberman est publié aux éditions Verdier le volume d’un autre témoin essentiel des horreurs concentrationnaires et totalitaires du XXe siècle. Il s’agit des Souvenirs de la Kolyma de Varlam Chalamov. Ce volume poursuit le travail d’éditions des œuvres complètes du grand écrivain russe. On pourrait comme le fait Didi-Huberman pour Klemperer se demander de quelle manière Chalamov fait-il lui aussi œuvre de témoin jusqu’au bout ;  comment dans son cas, et tout en reconnaissant que les modes d’écriture et les desseins littéraires diffèrent, s’opère la tyrannie affective du et pourtant ?
« Comment dire que l’homme est un loup pour l’homme, et à quel moment cela se produit ? Quelle est l’ultime limite où se perd l’humanité ? Comment raconter tout cela ? »
C’est une phrase de Chalamov, mais qui aurait tout aussi bien pu être tirée du Journal de Klemperer, on le voit d’emblée : les buts recherchés sont les mêmes, la question d’être le témoin jusqu’au bout est là, impérieuse et essentielle.
L’œuvre de chacun de ces deux immenses écrivains apparaît pour reprendre les mots de Didi-Huberman « non seulement comme un admirable document de vérité, mais encore comme un véritable monument du courage de la vérité. »
Et ce qui rapproche les deux œuvres, le point nodal, c’est précisément l’usage qu’ils font de la langue. C’est une question centrale chez Klemperer et c’est presque par cela que s’ouvrent les Souvenirs de Chalamov :
« En quelle langue parler au lecteur ? Si je privilégiais l’authenticité, la vérité, ma langue serait pauvre, indigente. Les métaphores, la complexité du discours apparaissent à un certain degré de l’évolution et disparaissent lorsque ce degré a été franchi en sens inverse. La complexité du discours des intellectuels énerve les chefs, les droits communs, les voisins – littéralement tout le monde. Et sans en avoir conscience l’intellectuel perd tout ce qui est « inutile » dans sa langue … De ce point de vue le récit qui va suivre est inévitablement condamné à être faux, inauthentique. Jamais je n’ai pu fixer durablement ma pensée. Quand j’essayais de le faire, cela me causait une vraie douleur physique. Pas une seule fois au cours de ces années là je me suis réveillé devant un paysage – si j’en ai retenu quelque chose, cela ne m’est revenu qu’après. Pas une seule fois je n’ai trouvé la force de m’indigner énergiquement. »
On le voit, le but est le même, mais la démarche diverge : Klemperer note au jour le jour alors que Chalamov fait œuvre de mémoire. Mais pour les deux il s’agit de prendre position dans la langue. C’est là que réside toute la puissance du témoignage qu’ils entendent livrer au lecteur.
Mais la principale différence entre les deux méthodes réside sans doute dans le fait que Chalamov soit un écrivain et un poète, quand Klemperer est un essayiste et un universitaire. Dans ses récits comme ses proses, il utilise les armes de l’écrivain, les moyens de la fiction pour rehausser les pans de réel qu’il doit écrire.
Pour lui, témoigner, c’est avant tout participer au grand drame de la vie, ce que réclame la littérature, c’est « votre propre destin, votre propre sang. » (Tout ou rien p 26).
Enfin quand Chalamov écrit dans un texte intitulé De la prose : « Ma prose n’est pas celle d’un document ; elle est le prix de la souffrance en document ». (Tout ou rien p 43). Nous comprenons alors que pour l’écrivain russe comme pour Klemperer être le témoin jusqu’au bout signifie certainement dépasser cette question du pourtant ou du pas de pourtant, de s’incarner dans et par les mots, afin de leur donner la valeur d’une gifle.
Georges Didi-Huberman, Le témoin jusqu’au bout, éditions de Minuit, 2022.
Varlam Chalamov, Souvenirs de la Kolyma, Verdier 2022.
Varlam Chalamov, Tout ou rien, Verdier 1993.
 
À noter aussi la parution d’un essai de Luba Jurgenson sur Chalamov : Le semeur d’yeux, Verdier 2022. L’autrice sera présente à la librairie le mercredi 16 mars pour une rencontre autour de son livre.

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