En juillet 2021, François Gèze, directeur des éditions La Découverte de 1982 à 2014, publiait sur Le Club de Médiapart une chronique sur le livre Essentielles librairies de Christian Thorel, qui est reproduite ici.
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À la veille du quarantième anniversaire de la « loi Lang » instaurant le prix unique du livre, le bref essai du libraire toulousain Christian Thorel, Essentielles librairies (paru dans la collection « Tracts » de Gallimard), propose une promenade aussi bienvenue qu’excitante dans les chemins et les secrets du « commerce des pensées ».
C’est en 1979 que Christian Thorel, avec sa compagne Martine, a pris la direction de la librairie de Toulouse Ombres blanches, où il était entré trois ans plus tôt. Il la quittera quatre décennies plus tard, après en avoir fait, au fil d’agrandissements successifs, l’une des plus grandes et accueillantes librairies françaises. Ce parcours exceptionnel a incité Alban Cerisier, éditeur chez Gallimard où il anime la collection « Tracts », à lui commander ce bref essai : qu’il en soit chaudement remercié, car cela nous vaut une lecture qui, en ces temps difficiles, réchauffe le cœur et l’esprit.
Christian Thorel y retrace bien sûr les étapes de sa carrière, les passions et les curiosités qui l’ont guidé et stimulé, mais il y propose également un regard passionnant sur les grandes évolutions contemporaines de ce qu’il n’appelle pas la « chaîne du livre » et qu’il préfère évoquer, à la suite du philosophe Jean-Luc Nancy, comme le « commerce des pensées ». Servi par une plume alerte et parfois poétique, il dit d’abord sa dette à Jérôme Lindon, qu’il rencontra au début de sa carrière, au moment même ou le président des Éditions de Minuit engageait la bagarre pour le prix unique du livre, dont l’adoption en 1981 allait jouer, jusqu’à ce jour, un rôle essentiel dans le développement de la librairie indépendante et, ce faisant, de l’édition de création. Et au-delà, il insiste sur l’indispensable fidélité aux « héritages », sur son attachement à la « continuité d’une histoire des livres et des hommes » – en particulier celle des grands libraires parisiens qu’il a découverts dans les années 1970 et dont plusieurs lui ont appris les « ficelles du métier ».
Avec comme principal fil conducteur, sans doute, une « nécessaire et permanente remise en question ». Mais garder à l’esprit, comme l’écrivait Lindon en 1982, la notion de « livre comme risque » n’empêche pas les convictions et les certitudes. Celle, d’abord, de l’importance de construire une « librairie universelle », ouverte « à tous les publics » ainsi qu’aux autres espaces culturels de la ville, « théâtres, bibliothèques, compagnies, cinémas, cinémathèque », tout autant qu’aux enfants des écoles. Celle aussi que, pour assurer la survie de la librairie, l’organisation et le respect des « impératifs commerciaux et des techniques qui la composent » sont certes indispensables, mais ne suffisent pas : pour s’adapter au « vertige » des « territoires infinis, mouvants », des livres, il faut « la mémoire avant tout le reste ». D’où l’« impératif catégorique » de l’« exigence des fonds », qui passe par la mise à disposition des lecteurs d’un vaste éventail de titres, mais aussi par la « mise en scène » des vitrines ou par des catalogues thématiques.
Ce qui nous vaut de belles pages sur l’aventure du groupement de libraires indépendants L’Œil de la lettre, dont Thorel fut l’un des animateurs et qui s’employa de 1983 à 1996 à promouvoir « une fabrique des idées et une politique des auteurs ». Cet attachement aux auteurs et à la cohérence des catalogues d’éditeurs qui œuvrent à les faire connaître n’est pas pour rien dans le succès d’Ombres blanches. Au-delà de ma longue amitié avec Christian Thorel, je peux témoigner à quel point sa « politique éditoriale » a puissamment contribué à faire connaître les auteurs que j’ai publiés à La Découverte, dont j’ai pris la direction en 1982, jusqu’en 2014. Au point que, divine surprise, j’ai pu constater depuis que nos titres, nouveaux et plus anciens, ont largement bénéficié du véritable « boom » des ventes de livres de « sciences sociales critiques » observé depuis 2018-2019 : les libraires d’Ombres blanches comme leurs collègues dans d’autres villes m’ont confirmé que cette demande croissante venait d’abord des jeunes générations avides de mieux comprendre les turpitudes du monde capitaliste moderne, afin de mieux se mobiliser pour le changer…
Je suis convaincu que ce tournant inédit n’aurait pas été possible sans l’obstination tranquille de centaines de libraires indépendants qui, chacun à leur manière, ont su s’appuyer sur la « loi Lang » pour se développer. Christian Thorel le démontre dans son essai en soulignant comment, en écartant la concurrence mortifère sur le prix du livre, cette loi a permis à ces librairies de faire valoir leurs « atouts » face aux chaînes de produits culturels dont « les magasins sont instables, voire éphémères », car « leur réussite commerciale porte en elle un échec évident, l’abandon d’une intériorité, la neutralisation des émotions, une amnésie » – ce qu’ont confirmé dans les années 2010 les faillites des chaînes Virgin et Chapitre, tout comme, à l’inverse, le succès des librairies de création lors de la crise sanitaire de 2020.
Ce constat donne d’autant plus de crédibilité aux analyses que propose Thorel sur les grands défis de la période actuelle, la concentration éditoriale et la « révolution numérique ». Sur le premier point, son jugement est nuancé : sans mésestimer les risques de l’hyperconcentration capitalistique – il rappelle ainsi le combat auquel il avait participé en 2003, avec le Syndicat de la librairie française, contre la tentative de rachat par Hachette du pôle éditorial de Vivendi –, il indique que les « grandes maisons » sont « nécessaires aux grands équilibres du secteur », parallèlement à la « profusion, excitante et désordonnée » des petites maisons indépendantes. Et sur le numérique, il fait preuve d’une lucidité qui fait trop souvent défaut aux thuriféraires des « nouvelles technologies », en rappelant la « question centrale de la propriété artistique et littéraire, contestée avec une curiosité intéressée » par les « animateurs dominants du monde Internet ».
D’où, en conclusion, un plaidoyer bienvenu pour la « vitesse propre du papier », en pratique la lenteur de la lecture comme un indispensable « temps suspendu » ou les « machines à fabriquer du temps long » que constituent certains catalogues d’éditeurs.
On aimerait citer toutes les pages de ce libelle, qui vient à point pour nous convaincre que l’avenir du livre est devant nous, grâce aux « nombreuses et étonnantes vocations de libraires » qui naissent aujourd’hui et que salue Thorel. Mais invitons plutôt celles et ceux que touche cette vocation à le lire comme un précieux guide du métier. Et, au-delà, les éditeurs et autres professionnels du livre qui le découvriront avec bonheur. Ainsi, bien sûr, que les lecteurs qui ont pu vérifier ces derniers temps à quel point les librairies sont bien « essentielles ».
François Gèze