L’hiver est une bonne période pour entreprendre, par les livres, un voyage dans la steppe et la toundra de Russie. On y rencontrera peut-être des géants, un enfant, de redoutables cavaliers Tatares, un baron psychiquement atteint, on pourra saisir la grâce de la campagne de Russie et les confins de la Sibérie. C’est ce que je vous propose en quelques romans et nouvelles.
La vie d’Arseniev d’Ivan Bounine, édité chez Bartillat et traduit par Claire Hauchard, raconte les souvenirs de jeunesse d’un héros qui ressemble comme un frère à Ivan Bounine. La Russie impériale jette ses derniers feux et nous voilà au sein d’une famille de la noblesse terrienne avec ses personnages si caractéristiques. La mère effacée, le père qui dilapide l’argent de la famille, les frères contraints d’aller chercher fortune ailleurs, les sœurs, ombres fugitives, à peine évoquées. Le récit, largement autobiographique, est constitué de petites scènes, tableaux de vie quotidienne, et de description d’une nature omniprésente et sublime. La vie de la campagne, les travaux des champs, le passage des saisons, les senteurs et les couleurs sont superbement restituées. Les descriptions de cette nature sont empreintes de mélancolie ; la mort est aussi présente, angoissante et marquée de mysticisme. Lorsque Ivan Bounine écrit La vie d’Arseniev, il est déjà exilé en France et ce monde qu’il décrit a été balayé par l’histoire. Sa prose rend compte de ce bonheur perdu.
Le lecteur peut retrouver ces sujets et ces motifs dans une autre longue nouvelle de Bounine, Le Printemps éternel, publiée aux éditions du Rocher (malheureusement épuisée), toujours traduite par Claire Hauchard. Le domaine de la famille de Bounine à Voronej était sans doute assez proche de la description qu’ il fait dans ce livre de cette maison de campagne. Le narrateur quitte Moscou car la ville s’enlaidit. Il prend le train pour aller voir un ami à la campagne. Le domaine de son ami est magnifique et le narrateur retrouve le plaisir de vivre en contemplant la nature.
«Les forets de conifères dominent, sombres et sonores (…) Les aiguilles chauffées à blanc durant le jour mêlent leurs essences balsamiques aux moiteurs épicées qui montent des bas-fonds marécageux et de la rivière encaissée dont les méandres secrets se recouvrent le soir de vapeur froide.»
De même, dans La nuit, recueil de neuf nouvelles édite aux éditions des Syrtes et traduit par Boris de Schloezer, Ivan Bounine écrit des récits de crépuscules qui se déroulent en mer, en forêt, dans une isba ou encore le long de la perspective Nevski. Ces nouvelles décrivent la Russie dans l’intimité de ses personnages et dans l’immensité de ses paysages. Toujours très proche du motif, picturale. Parce qu’il est difficile de les décrire, une citation de la dernière nouvelle au titre éponyme (comme toujours chez Bounine, c’est assez lyrique mais néanmoins très beau !) :
«J’entends un léger froissement, le vague soupir de la vague dormante, qui s’ étale lentement quelque part sur le rivage, heureuse, assoupie, soumise et qui meurt sans le savoir. Elle se déroule, frémissante, et, ayant couvert le sable d’un scintillement azure- le scintillement de vies innombrables, elle s’est retirée aussi lentement qu’elle est venue, et est rentrée silencieusement dans le mer, son berceau et son tombeau.»
Dès lors, je dois parler de La Steppe de Tchekhov, éditée aux éditions l’Age d’homme dans une traduction de Vladimir Volkoff. Cette longue nouvelle est a la fois un récit de voyage et un récit autobiographique. Un enfant de neuf ans, Iegorouchka, (Iegor) quitte sa famille un matin de juillet pour aller au lycée. Un long voyage de plusieurs jours dans une brika au cours duquel il va traverser la steppe russe. C’est en été, le soleil est brûlant, les orages éclatent. L’enfant observe tout, le travail des moujiks dans les champs, les bergers et leurs troupeaux, les oiseaux…C’est un voyage d’Est en Ouest de quatre jours à travers les paysages de la steppe qui éblouissent l’enfant. Tout est nouveau pour lui, un chant qui s’ échappe d’une isba, les petits pains au pavot servis à l’auberge, la peur aussi quand la calèche roule la nuit et que l’enfant perçoit des images brumeuses et inquiétantes. Tchekhov nourrit ce voyage de légendes populaires autour d’auberges où les marchands se faisaient assassiner par des brigands. La steppe est un merveilleux poème- ou chant- en prose.
Les légendes me fournissent une transition parfaite pour évoquer la figure monumentale de Michel Strogoff de Jules Verne, édité au Livre de Poche. La Russie à l’époque des tsars ! Le grand classique du roman d’aventure ! Alors qu’une rébellion couplée à une invasion Tartare déchire l’Est de l’Empire Russe, le tsar charge un courrier nommé Michel Strogoff d’apporter une lettre pour informer son frère, le grand Duc, qui demeure dans la ville d’Irkoutsk en Sibérie orientale. Michel Strogoff va accomplir un immense périple de Moscou à Irkoutsk pour mener sa mission à bien, tout en voyageant incognito afin de ne pas être arrêté par les espions à la solde des traîtres dirigés par le colonel Ivan Ogareff et Feofar-Khan, chef des Tartares. C’ est une véritable odyssée sibérienne que Michel Strogoff va devoir accomplir, bravant les dangers les plus divers, comme les tempêtes, les ours, les brigands, les espions tziganes, mais surtout les redoutables cavaliers Tatares. Et un superbe voyage dans l’immensité sibérienne.
Dans la même mythologie, Vladimir Pozner écrit en 1937 Le Mors aux dents, aujourd’hui disponible aux éditions Actes Sud, dans la collection Babel, un très singulier roman d’aventure qui raconte l’extravagante folie du baron balte Roman Fédérovitch Von Unger-Sternberg (1886-1921), descendant d’une famille allemande, établi en Estonie, et converti au bouddhisme- détail qui reste à vérifier-, qui s’engage dans une lutte à mort contre les Bolcheviks. D’une cruauté débordante et peu commune, d’une ambition démesurée, il se crut un nouveau Gengis Khan en voulant rétablir, après 1917, un nouvel empire russe a l’Est du Lac Baïkal. Pourquoi pas ! Le récit de Vladimir Pozner est incroyable. D’une part, il met en scène l’écrivain cherchant un sujet de livre, puis une fois trouvé son sujet, poursuivant son personnage dans une documentation éparse. Et d’autre part, il écrit avec un souffle romanesque puissant la folie de ce baron, qui n’en est pas moins puissante, d’abjurer l’Europe, enfin l’Est, et d’épouser les traditions ancestrales de l’Asie et des grandes steppes mongoles. Ce territoire deviendra son destin et la vision chamanique de recréer un empire russo-mongol, sa mort.
Pour continuer vers la toundra, plus au Nord, je ne peux pas ne pas évoquer L’Éloge des voyages insensés ou l’île, de Vassili Golovanov édité chez Verdier et traduit par Hélène Chatelain. Vassili Golovanov est russe, journaliste ; il a un rêve de grand nord, un rêve d’île. Cette île sera Kolgouev, au bout de la toundra, confetti perdu dans la mer de Barents. Que dire de cette imprudence. Il faut dire que ce voyage n’est qu’un prétexte à un vagabondage tant son écriture explore des pistes à peine visible et fait bifurquer son récit en permanence, prenant ainsi la forme d’une traversée physique voir méta-mystique. Dire aussi que L’éloge des voyages insensé ou l’île, se lit lentement, presque au rythme de la marche, une lenteur que le lecteur doit accepter pour rendre possible l’exploration de tous les espaces que ce livre offre au lecteur. Je signale aussi le très beau second livre de Golovanov, toujours chez Verdier, collection Slovo, traduit par Hélène Chatelain, Espace et Labyrinthes, qui tente de définir le territoire de la Russie en le structurant dans une mythologie littéraire et en questionnant ses espaces linguistiques.
Pour finir, un vers de Serguei Essenine, dans L’homme noir aux éditions Circé, traduit par Henri Abril :
Je vais au lac par le chemin bleuté/ La grâce du soir dans mon cœur creuse.