La joie de lire a trente ans

En partenariat avec Occitanie Livre et Lecture et nos amis de Canopé, nous avions programmé pour le mois de mai une exposition célébrant les trente ans d’édition jeunesse de La joie de Lire, et diverses rencontres autour de cette exposition.

En attendant des jours plus propices, nous vous proposons de relire cet entretien publié par le journal Le Temps, en Suisse, qui donne la parole à Francine Bouchet, fondatrice et éditrice de cette belle maison que nous aimons. 
Un grand merci à Lisbeth Koutchoumoff de nous autoriser à reproduire ici son travail.

Les Oiseaux. Albertine / Germano Zullo

 
Les livres parlent tout seuls. Et c’est tant mieux parce que celles et ceux qui les conçoivent, les couvent, et en fin de compte les publient, ne sont pas de grands parleurs. Editrice est un métier de coulisses. Trente ans que Francine Bouchet le pratique avec une touche de gourmandise au coin de son sourire « rouge opéra » et cette fougue immédiatement tempérée par une écoute sensible, une quête de l’émotion juste. Trente ans qu’elle imprime beaucoup de son âme à La Joie de lire, sa maison d’édition spécialisée en littérature jeunesse, dans le quartier des Eaux-vives à Genève.
 

Les enfants, lecteurs de demain

L’habitude veut que les adultes accordent moins d’importance à la littérature pour enfants qu’à la littérature tout court. « Je m’étonne sans cesse devant cette attitude. Car enfin, les enfants sont les lecteurs de demain… » glisse Francine Bouchet. Est-ce aussi pour cela que les succès de La Joie de lire demeurent relativement peu connus, au-delà du cercle des connaisseurs ? La France a vite fait de reconnaître la maison genevoise comme une pépinière de livres qui sortent du lot. L’Espagne, l’Amérique latine, l’Allemagne ensuite. Et puis les Etats-Unis, marché pourtant difficile et, plus rétive encore, la Grande-Bretagne. Enfin, depuis trois ans, la Chine a déjà acheté 30 titres de la maison: «Pour des tirages modestes, entre 3000 et 6000 exemplaires», précise Carina Solari Diez, compagne de route depuis les débuts.

Un souvenir de voiture

Quand on lui demande quand les reconnaissances prestigieuses ont commencé à arriver (de la Foire du livre pour enfants de Bologne; du New York Times, de France, d’Amérique latine), Francine Bouchet se met à raconter un souvenir de voiture: « Un soir de janvier, une libraire d’Anger m’avait invitée pour parler de La Joie de lire dans une salle improbable de la campagne alentour. On était en semaine, il faisait moche et froid. Plus on s’enfonçait dans la nuit et plus je me demandais ce que je faisais là et surtout qui aurait envie de sortir pour m’écouter parler ? A l’arrivée, une cinquantaine de personnes nous attendaient, portées par le goût du beau livre. J’aime cette militance en France. Je carbure pour des moments comme ceux-là. »
Tout a commencé avec Corbu, comme Le Corbusier (Francine Bouchet, Michèle Cohen et Michel Raby), premier titre paru en 1987. Il y avait comme un manifeste dans cette page de couverture où seules les lunettes de l’architecte suisse pétaradent d’un jaune vif (le livre a été réédité cette année); dans ce portrait d’un talent qui ose ne pas faire comme les autres.
A parcourir les autres titres phares, une communauté d’esprit se fait jour autour d’une attention poétique au monde, d’une écoute de l’intériorité des êtres, petits et grands. « Pour choisir nos livres, on n’essaie pas de se souvenir de qui nous étions enfants, on l’a oublié pour une grande part. On ne tente pas non plus d’imaginer ce que les enfants pourraient attendre, on tomberait dans la séduction. On guette ce que nous, adultes, dans notre part d’innocence, notre soif de connaître, recherchons et dont nous pensons que les enfants pourraient se nourrir », avance l’éditrice.

La distinction des animaux

Albertine et Germano Zullo atteignent ce subtil alliage, de livre en livre. Mon tout petit et Les Oiseaux ont en commun de provoquer des émotions irrépressibles, chez les adultes qui ont conscience de la brièveté de la vie ; chez les enfants qui regardent le monde depuis un point où s’ouvre encore « l’ensemble des possibles ». Le chat Milton de la dessinatrice Haydé tient le journal minimaliste de ses journées avec une voix de joyeux sage; chez Adrienne Barman et sa Drôle d’encyclopédie, les animaux vous toisent de toute leur distinction comme un rappel de la diversité du monde. A chaque fois ou presque, un regard, une voix, souvent solitaire, comme un écho aux heures creuses de l’enfance, si riches d’imaginaire.
En juillet, Francine Bouchet nous avait parlé depuis la Drôme où elle aime lire l’été. Elle parlait de solitude justement, qu’elle chérit de plus en plus, « pour mieux sentir le monde vibrionner » ; de ses lectures d’adolescence qui la suivent jusqu’à aujourd’hui, comme les descriptions somptueuses de la nature d’un Giono ou d’un Flaubert. De sa quête intérieure pour une spiritualité vive.

Arrière-boutique sans fenêtre

Au lendemain de la Foire du livre de Francfort (LT du 13.10.2017), il y a quelques jours, la conversation a repris. Elle s’est souvenue de la révélation qu’elle a ressentie quand elle a découvert, à la fin des années 1970, l’univers du livre pour enfants dont elle ignorait tout: sa passion des mots et de l’image enfin réunis. A l’époque, elle travaillait pour ce qui était la librairie La Joie de lire, dans la Vieille-Ville de Genève. Francine Bouchet, la trentaine et trois enfants, fait alors le pas de côté: elle acquiert l’enseigne puis la transforme en maison d’édition.
Comme dans les contes, les premiers pas ont lieu dans une arrière-boutique sans fenêtre, puis dans une cave. Au début, à peine un titre par an. Aujourd’hui, entre 40 et 45. Et une équipe qui s’est étoffée à 7 personnes. Depuis le printemps, l’anniversaire bat son plein: d’abord à Paris au printemps, puis à la Bibliothèque de Genève et au Théâtre Am Stram Gram (où se poursuit une exposition). Et d’autres dates en France jusqu’à Noël. «Les enfants, me semble-t-il, ont une connaissance intuitive de la joie que procure toute l’étendue des possibles. Je reste ouverte à cette joie-là.»
Lisbeth Koutchoumoff
Retrouvez tous les livres de l’éditeur La joie de lire sur la librairie en ligne d’Ombres-blanches.

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17 – Eugène Savitskaya, Marin mon cœur

Devant la bouffée d’angoisse qui fait mal au corps et aux autres autour, je me suis concentrée sur l’idée solide de la seule douceur tout en le serrant avec force pour l’aider à dormir. J’ai pensé à un texte qu’il m’avait fait lire et dont j’avais retenu la délicatesse, le vocabulaire doux qui met au jour les détails pour épaissir les non-dits de l’existence. Il y avait du sucre, une idée de confiture qui appelait le matin, à moins que cette lecture ne remonte à quelque matinée gourmande. Tout se confond, mais de la douceur autant que de l’enfance qui dort tout à côté, les textes d’Eugène Savitzkaya en sont pleins. Depuis le début du jour, je cherche un texte au duvet tendre.

Eugène Savitskaya, Marin mon cœur, Minuit.

16 – Jean Giono, Colline

Dans une vieille édition Gallimard cartonnée, rouge, qui fait penser aux livres d’enfance adorés parce que plein de secrets au moment de les ouvrir, mais à ceux aussi des bouquinistes entassés, moins aimés pour lors, ce texte de Giono, Colline, nous tient entre ses mains, par sa violence autant que par sa beauté. La colère des dieux, Giono la place, lui, au profond du vivant, et d’abord dans le langage. Les collines, aussi douces soient-elles, se mettent à bouger sous le regard inquiet de ses paysans. Le paysage cesse d’être un tableau et la mort attendue du vieux, personnage central réduit à un souffle, suspend tout le texte. Mais le vacillement a du bon. Joue contre terre, le monde écouté, presque palpé, y redevient sensible. Le cœur bat derrière l’écorce des arbres, le sang circule sous la bêche, et c’est bien à cette conscience d’une nature sensible que Giono invite ses personnages et ses lecteurs. Il éteindra le feu colérique, mais une fois ses braises attisées et comprises. Il mènera au bout du vivant, au plus près de la mort, vers une prise de conscience, l’Homme impropre. Sous la douceur trompeuse de Colline, il est un chemin de croix qui a moins à voir avec quelque religion qu’avec un panthéisme troublant. De Giono en revenant vers Ramuz, de Giono aux paysages aragonais de Llamazares, à traverser aussi certaines photos de Bernard Plossu, c’est une terre meurtrie qui fait sens mais dont les aspérités prouvent à l’homme qu’elle est encore vivante.

Jean Giono, Colline, Grasset, Cahiers rouges.

Le Génie d’Oc

En 1940, lorsqu’elle se met à étudier ce qu’elle appellera la civilisation occitanienne ou romane, Simone Weil « prend feu », selon les mots de Jean Ballard qui lui propose de participer à un numéro spécial des Cahiers du Sud, la mémorable revue qu’il dirigeait, intitulé Le Génie d’Oc et l’homme méditerranéen. Les deux textes proposés ici, signés sous le pseudonyme anagrammatique Émile Novis du fait de la consonance juive de son patronyme, témoignent de la contribution de la philosophe et portent la marque de cette incandescence. Dans « L’agonie d’une civilisation à travers un poème épique », Simone Weil, à partir de La chanson de la croisade contre les Albigeois, dresse le portrait de cette prometteuse civilisation dont Toulouse était le cœur et qui, telle une autre Troie, a été brutalement et irrémédiablement abattue au XIIIème siècle. Selon le poète anonyme partisan du camp occitan qui a rédigé la deuxième partie de la chanson et qu’étudie plus particulièrement Simone Weil, les valeurs que défendent les gens d’Oc sont « parage », « merci », « prix » et « joie ». Dans notre langue, « parage » signifie la lignée nobiliaire. Pour le poète de Toulouse, ce mot désigne l’égalité de naissance ou l’égal égard, la dignité partagée par les membres de la cité : les chevaliers, les bourgeois et la communauté. Tous défendent la bonne ville : « Le comte ne fait rien sans consulter toute la cité, « li cavalier el borgez e la cuminaltatz », et il ne lui donne pas d’ordres, il lui demande son appui ; cet appui tous l’accordent, artisans, marchands, chevaliers, avec le même dévouement joyeux et complet. »

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L’annexe, Catherine Mavrikaki

D’évidence depuis le début ce ce temps long qui nous est offert par la « crise sanitaire », je me plais à alterner les lectures. Certaines relèvent de la « Tempête sous un crane » comme le disait Victor Hugo à propos de Monsieur Madeleine au moment il hésite à se dénoncer et dévoiler sa véritable identité de Jean Valjean alors même que le pauvre Champmathieu risque la potence. C’est-à-dire ces romans éminemment psychologiques qui déploient les mondes intérieurs des personnages, qui mettent en évidence les subtilités et complexités de l’être humain.
D’autres lectures sont plus comme des fenêtres ouvertes sur le monde : romans d’aventure, contemporains ou non, histoires du passé, romans d’action, de tribulations, ou qui m’ouvrent sur un exotisme, un univers qui m’est inconnu.

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Quarante ans d’édition en France. Épisode 6. La guerre est finie (2) ?

L’espoir maintenant. C’est en 1980 un entretien testamentaire de Jean-Paul Sartre avec Benny Levy. Autour de ces mots, on va trouver ici, chez Verdier, l’engagement des fondateurs de la maison. Autour de Benny Levy, il y a les traces de la Gauche prolétarienne, il y a la figure de Sartre, mais surtout la « réponse » à la question juive, les nouvelles questions, l’engagement dans la philosophie de Levinas, dans celle de Maïmonide et dans la langue hébraïque. La collection Les Dix paroles marquent plus que tout ce futur éditorial qui s’appuie sur la tradition. Si le compagnonnage et la dette à la pensée prévalent, il faut aussi apprendre à faire vivre, et cela requiert un certain sérieux, une incontournable éthique de la responsabilité. La vie des lettres, celle de la lettre carrée, un catalogue à venir, sont au prix de la bonne tenue économique de la maison. Editor et publisher, tout cela se tient.

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15 – Ovide, Les métamorphoses

Avant tout, il y avait le chaos, avec de l’énergie et des éléments en puissance, sous la force desquels les dieux et les hommes s’accordèrent. Le calme résistait aux histoires d’amour, d’infidélités, de vengeance et aux faits d’arme. C’était un grand poème qui occupait nos journées et préoccupait nos soirées. La répétition y était rassurante. Tout finissait par passer et tout pouvait recommencer. Mais ce cycle trouvera-t-il à se briser en quelque point de rupture ? Loin des prophéties et des adeptes du survivalisme, il est encore confortable de raccorder les évènements du dehors à une nouvelle colère des dieux. Tout reste poétique alors, encore.

Ovide, Les métamorphoses, Folio.

Quarante ans d’édition en France. Épisode 5. La guerre est finie (1) ?

Maurice Nadeau, centenaire éternel, est un des arpenteurs les plus engagés du vingtième siècle. Comment ne pas rester éblouis par le travail et l’inventivité de cet homme ! Extraits du recueil d’entretiens avec Laure Adler, Le Chemin de la vie(Verdier, 2011), à la question : Pourquoi le travail d’éditeur t’intéressait-il ?, la voix de Maurice Nadeau, 95 ans :

D’abord pour les rapports avec les auteurs. J’ai toujours aimé rencontrer les gens. Dans les années cinquante, j’aidais Clarisse Francillon, qui venait d’ouvrir une petite maison d’édition, rue des Quatre-Vents. Elle était très amie avec Max-Paul Fouchet. Ce dernier, retour des Etats-Unis, nous parle d’un livre dont on parle beaucoup là-bas : Under the volcano. Clarisse est convaincue qu’on doit publier ce roman en français, mais le texte est difficile, il nous faut être exigeant avec la traduction (…). Une coédition du Club français du livre et de Corrêa est mise sur pied. (…) Ma carrière d’éditeur commence au Pavois avec Les Jours de notre mort, de David Rousset, continue chez Corrêa, toujours avec la collection « Le Chemin de la vie » Je cherche à y publier des jeunes. Viennent à moi des gens qui sont un peu perdus, qui n’osent pas aller vers les grandes maisons. Durant ces années, je continue à travailler à Combat, j’y tiens une rubrique, y écris des articles de critique littéraire…

Quelques secondes d’entretien pour donner des sens à sa vie, pour représenter un travail qui consistait à vouloir embrasser le monde : rencontrer les gens, porter des textes, traduire avec exigence, publier des jeunes, écrire, lire et « critiquer ».
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Amuleto

La lecture des belles « discussions » de Thomas et Suzanne m’a amené à relire, des années après, ce texte confiné.
Auxilio Lacouture, « mère des poètes mexicains », lorsqu’elle comprend que l’armée a violé l’autonomie de l’université de Mexico DF en septembre 1969, peu avant le massacre de Tlatelolco, s’y trouve. Dans les toilettes du quatrième étage, exactement. Elle décide de résister. Et reste dans les toilettes quatorze jours durant, occupant, seule, la dernière, depuis sa pièce taboue, le lieu de la pensée, de la culture, de la transmission. Et elle raconte, se raconte, nous raconte : la vie vagabonde, le passé, le futur, l’histoire des poètes d’avant-garde, la rencontre aussi avec le jeune Arturito Belano, son poète préféré, alter-ego de Roberto Bolaño, auteur de ce superbe roman.
Comme me le disait il y a peu mon très cher collègue Nicolas, « le propre de ces livres où le personnage est enfermé, c’est d’être au maximum ouvert sur le monde ».

Amuleto, Roberto Bolano, dans Œuvres complètes 1, Éditions de l’Olivier, 2020.