Quarante ans d’édition en France. Épisode 5. La guerre est finie (1) ?

Maurice Nadeau, centenaire éternel, est un des arpenteurs les plus engagés du vingtième siècle. Comment ne pas rester éblouis par le travail et l’inventivité de cet homme ! Extraits du recueil d’entretiens avec Laure Adler, Le Chemin de la vie(Verdier, 2011), à la question : Pourquoi le travail d’éditeur t’intéressait-il ?, la voix de Maurice Nadeau, 95 ans :

D’abord pour les rapports avec les auteurs. J’ai toujours aimé rencontrer les gens. Dans les années cinquante, j’aidais Clarisse Francillon, qui venait d’ouvrir une petite maison d’édition, rue des Quatre-Vents. Elle était très amie avec Max-Paul Fouchet. Ce dernier, retour des Etats-Unis, nous parle d’un livre dont on parle beaucoup là-bas : Under the volcano. Clarisse est convaincue qu’on doit publier ce roman en français, mais le texte est difficile, il nous faut être exigeant avec la traduction (…). Une coédition du Club français du livre et de Corrêa est mise sur pied. (…) Ma carrière d’éditeur commence au Pavois avec Les Jours de notre mort, de David Rousset, continue chez Corrêa, toujours avec la collection « Le Chemin de la vie » Je cherche à y publier des jeunes. Viennent à moi des gens qui sont un peu perdus, qui n’osent pas aller vers les grandes maisons. Durant ces années, je continue à travailler à Combat, j’y tiens une rubrique, y écris des articles de critique littéraire…

Quelques secondes d’entretien pour donner des sens à sa vie, pour représenter un travail qui consistait à vouloir embrasser le monde : rencontrer les gens, porter des textes, traduire avec exigence, publier des jeunes, écrire, lire et « critiquer ».

C’est cela l’édition. Rester en éveil et actif, Maurice Nadeau fut tout cela depuis les années trente jusqu’en 2013, l’année de sa mort. Qu’il confrontât son lecteur au texte de Sade, aux romans de Flaubert, ou qu’il fît pour lui le récit des groupes surréalistes, des amours fous et des ruptures, qu’il fût engagé dans la Résistance ou dans le journalisme (lire les mille pages d’articles récemment réunis de Combat par la maison qui porte son nom !), Maurice Nadeau fut un incessant intercesseur. Passeur de textes, ainsi qu’on dénomme désormais par cette pirouette de vocabulaire le métier d’éditer, il le fut plus pour le compte des auteurs et des lecteurs que pour celui des maisons qui l’accueillirent. Avant 1978, date à laquelle Denoël rompit son contrat avec lui, Maurice Nadeau fut en effet plus (ce que permet l’anglais pour distinguer deux fonctions du métier) un editor qu’un publisher. Le texte à éditer, avant l’économie de la maison à gérer. C’est ainsi qu’après Corrêa, que dirigeait Edmond Buchet, où il publia Malcolm Lowry, Lawrence Durrell et Henry Miller, et avant de risquer sa vie dans l’aventure de la Quinzaine, il inventa les Lettres Nouvelles, revue et collection, qui trouvèrent un gite chez Julliard puis Denoël. C’est là, entre 1954 et 1978, que l’on a pu découvrir Bruno Schulz, Witold Gombrowicz, Arno Schmidt, Stig Dagerman, Leonardo Sciascia, les premières traductions de Walter Benjamin, mais aussi Jean Douassot (Fred Deux), Hector Bianciotti et surtout Georges Perec, dont Nadeau fut le premier éditeur. Nous voilà rendus à 1979. Le journaliste Nadeau, l’écrivain, l’homme des critiques et des revues devient l’éditeur à la double fonction et multiplie les réussites et les échecs, autant que les dettes. Depuis son départ de Denoël, Leonardo Sciascia et Kenneth White lui restent fidèles, il conserve John Hawkes, il découvre John Maxwell Coetzee, futur grand Nobel. Et chez les jeunes français, il va publier le premier livre de Michel Houellebecq et surtout les quatre premiers de Mathieu Riboulet.

A cette jointure des années 1970 et 1980, nous ne savons encore rien du sort du monde, mais on peut lire des signes annonciateurs. Le communisme est mis à mal dans son acception soviétique, laquelle révèle depuis les années trente et sans discontinuer son visage le plus effroyable. En son temps, après ses rencontres avec Léon Trotsky, son compagnonnage avec Pierre Naville, avec l’affaire Kravtchenko, Maurice Nadeau avait aussi été un « révélateur » de l’horreur stalinienne. Depuis, et après le Nobel de Pasternak, il y a eu Hannah Arendt, Claude Lefort, Cornelius Castoriadis, il y a eu Alexandre Soljenitsyne, les exils, le Goulag, et les dissidents russes. Ces derniers d’un côté, relayés par les médias et par l’édition, les « nouveaux philosophes » qui s’en font l’écho d’un autre, les mouvements politiques à l’Est, après la Tchécoslovaquie, en Pologne, relayés par la revue de François Maspero, L’Alternative, sont autant de coups de bélier dans le rideau de fer. Le mur de Berlin ne peut que céder. « Dans le même temps », le libéralisme « n’en loupe pas une » et organise son emprise future. A l’ouest, les engagements politiques qui suivent le mouvement de 68 vont se dissiper dans la décennie qui suit. La crise de la social-démocratie est entamée. Et les progrès de la technologie sont des anesthésiants de confort. Pour autant, les livres sont encore de papier. Pas encore dématérialisés, mais c’est pour bientôt !

Pour aller plus loin :

Maurice Nadeau, À voix nue, France Culture.
Fred Deux : la vie, les yeux ouverts. Les nuits de France Culture. Première partie.
Fred Deux : la vie, les yeux ouverts. Les nuits de France Culture. Seconde partie.
Mathieu Riboulet. Hors Champs, France Culture.

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