une méditation sur un siècle

Dieu créa l’homme à son image, il le créa à l’image de Dieu, il créa l’homme et la femme (La Bible, Genèse 1:27, trad. Louis Segond). Nous sommes au 6ème jour de la création. Dieu n’aura pas peut-être pas mesuré l’étendue des problèmes à venir.

Jérôme Ferrari. Photographie Actes Sud.


Dans A son image, Jérôme Ferrari nous livre une méditation sur un siècle et son histoire, si immuablement chargée de la violence des hommes. De la violence et des faiblesses des hommes, des douleurs et des cris des femmes. On ne parle que de ce que l’on connaît bien, ainsi la Corse, si intériorisée, redevient la scène de ce roman, à l’image de certains de livres précédents. Les personnages, femmes et hommes, sont pris entre la montagne, les maquis et les ports de ce territoire insulaire, qui s’érige en théâtre d’évènements dont certains vont s’avérer dérisoires. Pourtant, on y fomente la mort des autres, projetée pour faire droit, pour faire justice, entre scissions politiques et vengeances claniques. Pour autant, dans cette œuvre féconde, l’univers ne se limite pas aux contours de l’île, la tragédie regagne les lieux proches de ses terres de naissance, baignées des eaux de la Méditerranée. Le lecteur va ainsi retrouver quelques moments de vertiges arrachés à la dernière des guerres qui ont entaché l’Europe, dans la Yougoslavie qui s’émiette dans le ressentiment et dans l’horreur.
Le livre débute avec une certaine sécheresse par la mort du personnage principal, Antonia, dans un banal accident de voiture un soir de l’été de 2003. La mort d’Antonia n’est qu’un prélude. La messe n’est pas dite. Et la dire n’est pas évident pour le prêtre, oncle de la victime. La cérémonie religieuse va ainsi devenir le fil rouge du roman, où au récit de la vie d’Antonia vont se mêler des réflexions sur des images de guerre, obscènes témoignages de forfaitures fixées pour l’éternité dans la boîte noire.
La richesse du livre est de nous confronter aux plus grandes tragédies de l’histoire par cet « évanouissement » d’Antonia, prise (peut-être) au désir de la « disparition », de la dissolution, comme si elle inversait ainsi dans l’effacement le processus en photographie du « révélateur ». La voilà, cette photographe incertaine, et qui vit de la frivolité des images, entre mariages et baptêmes, retournée par le hasard des rencontres et du souvenir au théâtre de la guerre, celle qui débute dans les Balkans, à Vukovar, une douzaine d’années auparavant. C’est là qu’elle avait mis sa vocation à l’épreuve du réel, dans l’ivresse et dans les éblouissements des combats. Mais dans l’insupportable réel.
Et le voilà, l’oncle, ecce homo, prêtre ou homme désormais incertains, emmuré dans la souffrance, naviguant dans son église chauffée à blanc jusqu’au Libera me pour faire son office et tenter de délivrer les autres de leur douleur. A évoquer cette étonnante figure centrale du livre, figure bernanosienne, humaine plus qu’humaine, on se prend à penser à l’élégie de Rilke : Tout ange est terrible. Aussi je me retiens, et ravale le cri de désir d’un obscur sanglot. Par ce chemin de croix auquel il va se résigner, étouffant dans ses pleurs retenus, lors de cette cérémonie dont il préfèrerait ne pas être l’ordonnateur, la disparition d’Antonia devient le prétexte à étendre l’inextinguible et redoutée douleur de l’absence à toutes celles et ceux que les guerres ont fait mourir, dans l’étonnement, dans la perte de cette insoutenable légèreté de l’être, découverte trop tard, au détour d’une balle perdue ou d’une corde qui se tend. Car le récit, ici, se fractionne. Il délaisse les personnages, femme disparue trop jeune, curé, soldat, militants nationalistes morts ou vivants, pour se tourner vers les corps martyrisés offerts aux photographes depuis l’invention de cette technique, au détour du 19ème siècle.
Les champs après la bataille, les morts et les blessés, tâches sombres éparpillées, mais aussi les corps suppliciés, pris dans l’objectif de plus près,  deviendront les sujets imprimés par la lumière sur les plaques de verre, avant que Kodak n’invente la pellicule et les perforations. La peinture n’avait que peu osé se frotter à cette performance hideuse de la réalité des hommes, de leur violence ou de leur cruauté. Géricault, Delacroix, Goya surtout, car ne s’étant jamais prêté à illustrer les triomphes des guerriers, mais seulement les désastres de la guerre, livreront les plus beaux et les plus terribles regards, propres à assouvir un besoin auprès de ceux qui, de ces guerres, n’en ont pas été les témoins directs, leur permettant de voir la gorgone d’un peu plus près. Pourtant, Il ne suffit pas de signifier l’horrible pour que nous l’éprouvions, ainsi que l’écrira  Roland Barthes dans Mythologies. La photographie va ouvrir cette boîte de Pandore, une boîte aux images innombrables et aux effets sans limites, dont notre univers contemporain sait si bien combien elle opacise nos regards et paralyse notre jugement.
Dans son livre, Devant la douleur des autres, Susan Sontag dressait en 2002 un réquisitoire contre la guerre, et ses représentations dans la photographie. Elle écrivit cet essai dans les mois suivant l’attentat du 11 septembre et l’entrée dans la guerre en Afghanistan, la troisième des années du nouveau millénaire. Voilà ce l’homme peut faire à l’homme, dit l’image. N’oubliez pas. C’est, entre autres messages, ce que cette femme, engagée dans bien des combats en Amérique, allait laisser en guise, ou presque, de testament.
Jérôme Ferrari, lui, a travaillé avec Olivier Rohe sur les images de Gaston Chérau, modeste écrivain, académicien, improvisé reporter dans la guerre de 1911 en Lybie, entre turcs-ottomans et italiens. Une image d’arabes pendus, fabriquée par ses soins à la chambre à Tripoli en 1911 sur la Place du Marché, quelques autres photographies plus instantanées, prises par d’autres reporters sur le théâtre de tant de guerres et de souffrances au siècle dernier, sont les éléments invisibles dans le livre, et rendues anonymes, juste des preuves qui viennent rendre la mort plus familière, inexorable. Elles font écho aux morts plus proches, celle de jeunes militants du FLNC, pris dans des règlements de compte sans fin, dans le piège d’une voiture, ou d’un bar, au coin d’une rue.
S’il nous fait un signe distinct à propos des images qui viennent avec ambigüité flatter nos instincts et alimenter notre compassion, Jérôme Ferrari nous interpelle aussi sur l’origine de la violence. Le meurtre, la blessure, procèdent majoritairement d’une moitié de  l’humanité, les hommes. A Troie, à Azincourt, à Waterloo, el dos de Mayo en Espagne, à Getttysburg, à Sarajevo, sous les casques, dans les armures ou les treillis, se joue aussi la mise en œuvre des hormones. La masculinité est mise à l’épreuve de ses représentations, dans les tenues de camouflage, sous les cagoules dans les conférences improvisées du maquis corse, comme dans l’usage des armes. Depuis l’autre moitié de l’humanité, Antonia sait combien cette séparation éloigne les femmes des hommes, quand elles refusent un asservissement à des causes qu’elles réprouvent, et dont elles sont généralement des victimes directes ou indirectes.
Il resterait à croire à un apaisement. Est-ce le sens du choix de la photographie de couverture ? En tirant le portrait autochrome d’une jeune fille aux longs cheveux, figure parfaite de beauté, de sensualité et d’innocence, le photographe Mervyn O’Gorman poursuivait dans les années 1910 l’idéal des préraphaélites. Mais ne nous y trompons pas, il s’agit ici d’une illusion. Sous la couverture et dans l’épaisseur du livre, les mots portent le doute, et sont plus près de la vérité. Les personnages se bousculent, se croisent, se décroisent, aussi frêles que nous, lecteurs, qui pouvons les entendre dire :
Aucune photo, aucun article n’a jusqu’ici provoqué aucun choc, si ce n’est peut-être le choc inutile et éphémère de l’horreur ou de la compassion. Les gens ne veulent pas voir ça, et s’ils le voient, ils préfèrent l’oublier…La seule chose qui en leur pouvoir c’est détourner le regard. Ils s’indignent. Et puis ils détournent le regard.
Nous, lecteurs, qui ne pouvons que certifier qu’en dépit de nos larmes, de la compassion qui nous étreint, préférons trop souvent ne pas voir. Ne pas voir. Et oublier que Dieu a fait l’homme à son image.

L’attente et l’oubli

Que reste-t-il lorsque la mémoire des moments d’avant a disparu ? Ne reste t-il qu’à vivre la suite des moments présents ?
Certains de nos lieux, de nos maisons, semblent n’être destinés qu’à la succession des instants, fugitifs. La « vie moderne » a inventé des espaces livrés à l’attente, au désœuvrement, et destinés à dompter l’impatience. Les salles d’attente des hôpitaux, des administrations, les salles de concert, les stades, les espaces publics en général, rassemblent des dizaines, des centaines, des milliers de corps et de visages pris dans l’interrogation d’un être ensemble hasardeux et fugace. Que l’on se retrouve momentanément rapprochés, dans le même séjour, dans l’espoir de la résolution d’un problème, intime, financier, juridique, de santé, ou que la réunion de nos corps précède dans la fébrilité le partage à venir d’une émotion musicale ou théâtrale, nos singularités ont du mal à résister à l’embarras de soi, à la dictature du comportement. Ici et là, les regards se croisent, glissent le plus souvent les uns contre les autres. Il s’agit que notre liberté ne soit pas compromise dans l’interprétation d’un coup d’œil.  
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