L’attente et l’oubli

Que reste-t-il lorsque la mémoire des moments d’avant a disparu ? Ne reste t-il qu’à vivre la suite des moments présents ?
Certains de nos lieux, de nos maisons, semblent n’être destinés qu’à la succession des instants, fugitifs. La « vie moderne » a inventé des espaces livrés à l’attente, au désœuvrement, et destinés à dompter l’impatience. Les salles d’attente des hôpitaux, des administrations, les salles de concert, les stades, les espaces publics en général, rassemblent des dizaines, des centaines, des milliers de corps et de visages pris dans l’interrogation d’un être ensemble hasardeux et fugace. Que l’on se retrouve momentanément rapprochés, dans le même séjour, dans l’espoir de la résolution d’un problème, intime, financier, juridique, de santé, ou que la réunion de nos corps précède dans la fébrilité le partage à venir d’une émotion musicale ou théâtrale, nos singularités ont du mal à résister à l’embarras de soi, à la dictature du comportement. Ici et là, les regards se croisent, glissent le plus souvent les uns contre les autres. Il s’agit que notre liberté ne soit pas compromise dans l’interprétation d’un coup d’œil.  

Les aéroports sont les lieux les plus impersonnels, les plus asphyxiés, auxquels la modernité nous ait convoqués. C’est ici-même que le fourmillement de nos sociétés est le plus visible, et qu’il est devenu le plus anxiogène. Modèles d’organisation, de sécurité et de surveillance, les aéroports sont le lieu le plus paradoxal de notre société. La contrainte la plus forte s’y établit pour le compte d’une liberté souvent d’artifice, celle du déplacement, celle du voyage. Sous le regard des caméras, des polices et des armées, dans la sujétion au rythme des départs, nous bombons le torse et gardons le regard droit, la tête aussi haute que possible, la main accompagnant négligemment la trajectoire du bagage. De couloir en boyau, de chenal en passage, nous avançons guidés par la main invisible, un fil à la patte et cararaçonnés dans les codes-barres de nos cartes d’embarquement.
Dans Roissy, la narratrice, elle, est aussi libre que le lui permet l’oubli de son nom et de sa vie antérieure. Elle ne se déplace que dans les 3500 hectares de la zone. Si elle subit dans la douleur les flashes de cette vie qui a précédé sa décision d’installer ici son corps et sa mémoire vide, Anna (c’est le prénom qu’elle se choisit provisoirement) veut jouir autant que possible de cet univers de fuites, de situations sans cesse semblables et sans cesse différentes, en échappant à toutes les règles de la zone portuaire. La dissimulation, la mystification, la ruse, le vol, sont pour Anna les moyens de perpétuer sa présence, d’assurer sa survie dans ce lieu qui stérilise ses angoisses, et qu’elle ne veut pas quitter. Des rencontres aussi fugaces qu’authentiques avec des voyageurs sur le départ succèdent à des moments de partage avec des « résidents » de Roissy, marginaux, clandestins, vagabonds célestes, interdits d’espace mais libres de leur temps, autant de  « parasites » nécessaires à la vie de ces gares frénétiques où tout le monde normal n’est que sur le qui-vive, l’œil aux aguets, le corps sans repos, obligé par l’enchaînement des secondes et à l’affichage des départs et des arrivées. Anna d’ailleurs ne se prive jamais de la lecture des destinations, Anna voyage, virtuellement, s’invente les vies qu’elle n’a pas, toute à l’immédiateté que les noms des panneaux provoquent. « Venir de, partir à » sont ainsi l’expression d’une liberté, de fictions, plus encore de menteries, qu’elle assume avec conviction. Les liens d’un instant avec des interlocuteurs éphémères emplissent ainsi les trous que laisse une vie sociale aussi anomique que la société de laissés-pour-compte qui navigue entre les murs, les sous-sols, les égouts et les parkings de Roissy. Pour autant, les sentiments peuvent s’y avérer plus vrais que dans la vraie vie, celle du dehors de ces murs qui n’en sont pas, où la solitude volontaire confine à la psychose, où la violence surgit inopinément, dans le geste comme dans le verbe.
Pendant ce temps, chaque minute, un avion s’envole, au-dessus de ce nid de coucou qu’Anna pourrait quitter, peut-être. Ou pas. C’est une autre histoire. Elle pourrait bien être celle que nous voudrions imaginer après la lecture de ce beau livre de Tiffany Tavernier, Roissy. Désormais, nous ne traverserons plus les halls impersonnels et aseptisés de nos aéroports sans imaginer des vies derrière les masques que nous croisons. Peut-être même laisserons-nous traîner un regard en tournant nos têtes d’un côté ou de l’autre, ou laisserons-nous nos corps s’assouplir et abandonner la raideur que leur confère la valise et la certitude du but. Et qui sait, peut-être rencontrerons-nous le visage d’un des oiseaux de passage qui peuplent dans l’incertitude ces cathédrales d’acier et de verre.

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