Grandeurs sceptiques

La parution aux éditions Agone de la dernière version du bel ouvrage de Richard Popkin, Histoire du scepticisme, qui va de la Renaissance à la toute fin du XVIIIe siècle, donne l’opportunité de se pencher sur ce courant philosophique que l’on pourrait croire, à tort, marginal ou secondaire dans l’histoire de la pensée. Popkin montre, en effet, qu’avec la résurgence, à la Renaissance, des textes de Sextus Empiricus, c’est toute l’époque moderne qui se trouve travaillée par les arguments sceptiques : depuis la question de l’autorité dans l’Église au moment de la Réforme jusqu’à la théorie de la connaissance et la recherche d’un critère de vérité certain pour fonder la science.

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La vie des plantes

Avant Jérusalem, avant La ligue des gentlemen extraordinairesLes filles perduesPrometheaV pour vendettaFrom Hell ou The WatchmenAlan Moore a déployé son fabuleux talent de conteur en reprenant le comics Swamp thing, créé par Len Wein et Berni Wrightson. Alors que les épisodes initiaux suivaient les aventures et la quête d’humanité du docteur Alec Holland, transformé en créature du marais suite à l’explosion criminelle de son laboratoire dans un bayou de Louisiane, Alan Moore dynamite et retourne très vite l’intrigue de manière assez folle. La créature du marais n’est pas Alec Holland, c’est, en réalité, un être végétal né de l’explosion chimique et devenu le support de la conscience du scientifique, qui lui est bien mort. La créature du marais devra donc faire le deuil de cette humanité rêvée et accueillir et devenir cette vie et cette forme d’incarnation des plantes qui la rattache à la nature entière.

Sa mission super-héroïque s’en trouvera ainsi considérablement élargie : il ne s’agit plus seulement de recouvrer sa propre identité, ni même de sauver l’humanité, il faudra désormais tâcher de préserver aussi ce monde végétal et la vie elle-même qui irrigue chaque être vivant. Et si l’atmosphère est toujours bien celle d’un comics horrifique, avec son bayou poisseux, les insectes qui grouillent, les cadavres en décomposition, les morts-vivants, si la folie guette et que la terreur attend, tapie, cette nouvelle dimension cosmique du héros, qui est donc aussi un monstre, lui confère quelque chose de solaire qui donne au marais lui-même des allures de paradis. Ce que rend parfaitement le dessin de Stephen Bissette : la créature du marais est un beau monstre dont la parure et les couleurs changent au fil des saisons.
Singulier retournement qui voit ce marais, source de peur et de mort, un enfer à fuir, devenir source de vie à protéger et d’une certaine façon même foyer. Et la descente aux enfers qu’effectuera la créature du marais, qui la rapproche d’Ulysse, Orphée ou Dante, montrera que l’enfer, davantage qu’un coin de nature, même poisseux, est ce que l’homme imagine. Changeant ainsi sens et images, osant par ailleurs, comme il le fera dans nombre de ses oeuvres ultérieures, varier les styles, les tons et les registres, en une architecture sophistiquée, Alan Moore prouve déjà qu’il est un immense magicien. Le deuxième tome de cette édition intégrale qui en comptera trois est à paraître prochainement.
 

Alan Moore en dédicace (2006). Licence CC by SA.

L’Arbre d’or de John Vaillant

« N’ayons pas peur des mots ».  Cette phrase nous faisait bien rire, mes camarades et moi à l’époque du lycée, lorsque notre professeur d’Histoire la répétait chaque semaine. Je la reprends aujourd’hui à mon compte pour vous parler du livre  L’arbre d’or  de  John Vaillant. Et, donc, je n’ai pas peur de dire que ce récit est un chef-d’œuvre.  En tout cas un de ceux que j’apprécie de découvrir et de partager.

Bien avant (cinq années en fait) l’écriture et la parution du Tigre (édition originale en 2010), John Vaillant tenait du bout des doigts un sujet passionnant. Continuer la lecture

Une odyssée du pain

Une Odyssée du pain, par Amaury

 
Le pain. Tentons ici une définition succincte pour quelque chose de si protéiforme :

« Aliment de base dont l’histoire se confond avec celle de l’Homme consommé de manière quotidienne par une grande part d’entre-nous ».


La domestication des céréales au néolithique (entre 12 000 et 6 000 avant J.-C.) a sans conteste joué un rôle prépondérant dans le développement de l’humanité ; l’écrasement des grains en étant l’acte fondateur (à l’aide d’une pierre ou d’une meule), tout comme les tentatives de fermentation dans le monde méditerranéen (les Égyptiens mélangeaient le grain écrasé à de l’eau tirée du Nil, riche en limons et agents de fermentation pour fabriquer leurs pains).
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Une fleur éclot et le monde se lève

Depuis plus de quinze ans, Yoko Orimo et les éditions Sully ont entrepris ce travail colossal et merveilleux de traduire et publier la grande œuvre de maître Dôgen (1200-1253), le fondateur de l’école de bouddhisme zen Sôtô au Japon, le Shôbôgenzô, La vraie Loi, Trésor de l’Oeil.
Après la publication d’un volume d’introduction générale et de huit tomes regroupant l’intégralité des textes qui le composent répartis thématiquement, c’est désormais le Shôbôgenzô en entier, en un seul volume, selon l’ordre de Dôgen, qui poursuit et couronne ce travail remarquable. En effet, si le Shôbôgenzô intéressera assurément les amateurs de culture japonaise et de bouddhisme, ses vues, sa poésie, sa stature, en font aussi une œuvre apte à toucher tout le monde. L’abord en est certes parfois difficile pour nous, lecteurs occidentaux. L’imaginaire bouddhiste, chinois et japonais, les références présentes à chaque page nous dépaysent totalement. Pour autant, des visions, des tournures de langue, des audaces, des fulgurances, un cœur, un génie nous touchent et nous appellent.

Dōgen regardant la lune. Monastère de Hōkyōji, Japon, préfecture de Fukui. Domaine public.

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Pour rencontrer Sarraute, et relire son travail

Nathalie Sarraute (1900-1999) réfutait l’idée de biographie, qui risquerait d’imposer une grille de lecture de son œuvre. Elle craignait qu’on ne passe à côté de la vie intérieure qu’elle s’est attachée – c’est le sens même de son écriture – à mettre au jour. Elle ne souhaitait pas non plus que les éléments extérieurs de sa biographie (femme, juive, russe) ne la marginalisent d’une quelconque façon. Et puis, disait-elle, l’être humain est si complexe, si changeant, il n’y a pas d’image d’ensemble.
Autant dire que pour Ann Jefferson, écrire ce livre était un défi, voire une gageure…

Nathalie Sarraute, © Éditions de Minuit.


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L’expérience amoureuse dans la modernité

À propos du livre d’Eva Illouz, Pourquoi l’amour fait mal ?, Points, 2014.


Eva Illouz nous invite à penser l’évolution du sentiment amoureux dans la modernité. Pourquoi continuons nous de souffrir en amour alors que les obstacles dus à la classe ou à la famille ont aujourd’hui presque disparus ? Nous pourrions a priori désirer et s’engager avec qui nous voulons dans les conditions que nous voulons… Ce livre suggère que l’organisation sociale de la souffrance amoureuse a profondément changé et se propose de comprendre la nature de cette transformation à travers l’étude de trois changements intervenus dans la structure du moi : la dérégulation normative du mode d’évaluation des partenaires potentiels (hors des normes de groupes et des cadres communs), une tendance croissante à envisager le partenaire sexuel et amoureux simultanément en termes psychologiques et sexuels, et l’apparition de champs sexuels, le fait que la sexualité joue en tant que telle un rôle de plus en plus important dans la compétition entre acteurs sur le marché du mariage.
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La naissance du conte

À propos du livre La Fabrique des Contes (Musée d’Ethnographie de Genève), La Joie De Lire 2019
«  Les contes ne sont jamais là où on les attend »

Ce catalogue accompagne l’exposition « La Fabrique des Contes » qui se tient au Musée Ethnographique de Genève du 17 mai 2019 au 5 janvier 2020.
C’est d’abord un très bel objet, avec de grandes et belles illustrations contemporaines de Lorenzo Mattotti, Carl Cneut, Camille Garoche et Kalonji, qui nous placent immédiatement dans l’univers du conte, mais légèrement décalés. Puis, on découvre les textes de huit contes classiques ré-écrits pour l’occasion par Fabrice Melquiot : saveur et justesse garanties !
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Jean-Louis Chrétien, gloire au maître

Les larmes perlent et le cœur est lourd de tristesse, car un maître et un ami est parti. Il ressemblait, en effet, beaucoup à Socrate. Comme lui son apparence qui pouvait paraître négligée cachait des trésors, pour Jean-Louis, des trésors d’intelligence, d’érudition et de science mais aussi de malice, d’attention à l’autre, de bonté, de générosité et de rigueur. Il fallait voir sous les épais verres de lunettes l’éclat et la noblesse de son regard. Il était en fait d’une extrême et d’une suprême tenue. Si sa voix semblait parfois chercher ses mots et paraître hésitante, ses paroles étaient en réalité d’une rare autorité et assuraient et rassuraient comme peu d’autres et, lorsqu’il chantait, son timbre était beau et puissant.

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La Grèce de personne

« Japon grec », l’expression ne paraîtra peut-être pas si étonnante pour qui aura appris l’amour d’Athéna à travers un dessin animé adapté d’un manga. Pour autant, il n’est pas immédiatement évident de qualifier ainsi le Japon, la Grèce étant d’emblée et le plus généralement comprise comme notre héritage, celui des occidentaux. C’est ce que pourtant dément l’appropriation de la Grèce par le Japon comme le montre de manière tout à fait remarquable Michael Lucken.

 

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