Grandeurs sceptiques

La parution aux éditions Agone de la dernière version du bel ouvrage de Richard Popkin, Histoire du scepticisme, qui va de la Renaissance à la toute fin du XVIIIe siècle, donne l’opportunité de se pencher sur ce courant philosophique que l’on pourrait croire, à tort, marginal ou secondaire dans l’histoire de la pensée. Popkin montre, en effet, qu’avec la résurgence, à la Renaissance, des textes de Sextus Empiricus, c’est toute l’époque moderne qui se trouve travaillée par les arguments sceptiques : depuis la question de l’autorité dans l’Église au moment de la Réforme jusqu’à la théorie de la connaissance et la recherche d’un critère de vérité certain pour fonder la science.


Et l’on comprend ainsi que le scepticisme avec son exigence de remise en question perpétuelle, d’examen minutieux avant tout assentiment, a été un des moteurs de notre modernité. Les grandes figures intellectuelles de la Renaissance florentine, de la Réforme et de la Contre-Réforme, les rationalistes, les philosophes des Lumières, mais aussi des intellectuels de groupes ou de cercles tombés dans l’oubli, des auteurs méconnus, notamment Pierre Charron, François de La Mothe Le Vayer, Gabriel Naudé, Pierre Gassendi, Isaac La Peyrère, Guy Patin, Herbert de Cherbury, Jean de Silhon et bien d’autres, tous connaissaient les arguments sceptiques, certains les ont repris pour leur redonner du lustre et initier ainsi des problématiques nouvelles, d’autres les ont repris pour les contrer et ouvrir par-là d’autres perspectives. Popkin n’a pas pu poursuivre sa vaste et précieuse enquête au-delà de Hume. Mais on peut songer à la manière dont Hume a influencé Kant qui l’a sorti de son sommeil dogmatique et l’a incité ainsi à écrire La Critique de la raison pure. On peut se souvenir de l’éloge du scepticisme dans les dernières œuvres de Nietzsche, notamment dans l’Antéchrist où il écrit : « Les grands esprits sont des sceptiques. Zarathoustra est un sceptique. » On peut aussi penser au statut de l’époché chez Husserl, cette notion fondamentale du scepticisme antique, qu’il reprend dans une orientation toute différente ou bien aux Essais sceptiques de Bertrand Russell.
Et l’on comprend que la tradition sceptique ne s’est jamais tarie depuis et qu’il s’agit peut-être même d’espérer qu’elle continue d’être un aiguillon roboratif pour la pensée. Ce retour au scepticisme peut être aussi l’occasion de revenir au scepticisme antique, à Pyrrhon d’Elis, son fondateur, à sa biographie chez Diogène Laërce, et peut-être surtout à Sextus Empiricus dont les textes sont les témoins les plus complets de ce que fut cette doctrine. C’est aussi une invitation à aller voir ailleurs. En effet, si dans sa biographie de Pyrrhon, Diogène Laërce, rapporte que le fondateur du scepticisme est allé en Inde, qu’il a rencontré là-bas des gymnosophistes et des mages et qu’il en a ramené la philosophie qui sera la sienne, il n’existe cependant pas de témoignage scripturaire confirmant une telle filiation et l’entrevue de Pyrrhon avec des brahmanes et des sadhus ne peut faire partie que de sa légende dorée.
Pour autant il existe un texte très important dans le bouddhisme du grand véhicule dont certains passages rappellent de manière frappante les arguments ou les assertions des sceptiques grecs. Il s’agit du traité de Nagarjuna, écrit entre 150 et 250 en sanskrit et traduit par Stances du milieu par excellence ou bien par Traité du milieu, et dont la postérité fut considérable en Asie. Voici deux extraits témoignant d’une telle possible parenté, dans la traduction de Guy Bugault, chez Gallimard :
« Les Victorieux ont proclamé que la vacuité est le fait d’échapper à tous les points de vue. Quant à ceux qui font de la vacuité un point de vue, ils les ont déclarés incurables. »
Ou bien :
« À celui qui, mûrit par la compassion, nous a enseigné la Loi authentique menant à l’abandon de toutes les opinions, à lui Gautama je rends hommage. »
Pour cette dernière stance, Guy Bugault, le traducteur, propose d’ailleurs ce commentaire : « Peut-être y a-t-il sur ce dernier aspect une rencontre avec l’abstinence intellectuelle de Pyrrhon. » À croire donc que la tradition sceptique rendue déjà plus ample et décisive grâce à l’étude de Richard Popkin aurait une postérité encore plus vaste? Mais cela reste à examiner…
Consulter le dossier consacré aux sceptiques sur la librairie en ligne Ombres-blanches.fr.

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