Denise au Ventoux / Verdier

Il y a dans les pages de Denise au Ventoux quelque chose comme les accents d’une schizophrénie. Cela procèderait de l’interrogation de l’animalité, qui est au cœur des pages de ce livre, mais plus encore de la part animale que l’auteur traque dans son narrateur, une part animale qui en serait la plus sensible, la plus attentive aux êtres et à la vie. De même qu’il existerait deux champs d’observation pour Paul, le narrateur, celui d’abord des humains et de leur cirque quotidien, celui ensuite qui obsède son regard, capturé par les signes d’intelligence de Denise, la chienne dont il hérite « provisoirement » et naturellement, de même le roman, qui fait le récit de cette liaison entre homme et chien(ne), est-il divisé en deux approches du genre romanesque.

La première de ces approches fait écho à l’école « Minuit », l’étrangeté du titre rappelant ceux de Christian Gailly, d’Yves Ravey ou de Christian Oster. On croise des personnages en rupture, saisis dans un trop de normalité ou une extravagance qui confine au monde clownesque plus qu’à la caricature. Ce monde des bords est amplifié par des patronymes qu’on doit au théâtre, Beckett, Pinget, ou même au boulevard. Les décors viennent renforcer un parti-pris où l’humour tend à éponger une certaine cruauté du regard. On retiendra ici les pages dans lesquelles Michel Jullien use des images, dont il est depuis toujours un audacieux fabriquant, pour donner à voir le studio de Valentine (« Elle avait de si jolis… »), minuscule logis d’opérette où Denise, une femelle bouvier bernois, « héroïne » du roman, cherche à lover son grand corps, dans l’attente de ses trois sorties quotidiennes autour du quartier de la rue Notre-Dame-des-Champs. Deux ou trois autres personnages, dont Joop Van Gennep (pourquoi ce nom historiquement attaché à l’édition de l’Internationale situationniste ?), qui tricote des projets financiers pharaoniques avec des restes de vrai-faux décors de la chambre de Van Gogh à Auvers-sur-Oise, viennent donner cette coloration burlesque au roman. Et bientôt dérouter le lecteur. C’est l’inoubliable Eliette Cassegrain, résidente privilégiée d’un hameau au pied du Ventoux, survivante de la blessure ouverte de la disparition de son chien, qui viendra se faire la messagère innocente et hasardeuse du destin.

La tragédie, qui est la seconde approche du livre, peut dès lors dérouler ses accents inexorables. C’est d’abord une montée au Ventoux, depuis ses premières pentes au nord. L’écriture précise et ornementée de Michel Jullien donne leurs couleurs et leur rythme à des pages d’un certain lyrisme, où se scandent le souffle et les transpirations de Paul, dans les étages de la végétation de ce mont pelé sur son éminence, mont sacré des confins Vaucluse et de la Drôme. On se souviendra ici des lectures récentes de Laurent Mauvignier, Céline Minard ou Luc Lang, qui éprouvent chacun à leur tour la raideur de la pente et les inquiétudes des sommets. Cette inquiétude qui procède de l’égrainage des heures saisit tout promeneur, quand bien même armé des repères des sentiers. C’est de ce léger pressentiment horaire que va procéder la suite tragique et lumineuse, dans l’angoisse de l’obscurité à venir. C’est la descente du Ventoux (une descente au carmel) qui vient porter le livre à une incandescence inédite, tant le sujet est complexe et énigmatique. Nous en avons déjà trop dit, et il se doit de préserver au lecteur cette part de mystère, que la prose dense et poétique de Michel Jullien nous révèle.

C’est bien ici le terme approprié. Denise au Ventoux vient porter le message d’une double révélation. Depuis les pentes empierrées du Ventoux, une pierre redoutablement puissante et acérée aux débats actuels sur la « condition animale », et depuis notre fauteuil de lecteur la certitude renouvelée d’avoir en Michel Jullien l’un de nos meilleurs écrivains.

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