Denise Epstein / Théâtre Garonne

Ce texte a été écrit et lu par Christian Thorel au Théâtre Garonne le 1er décembre 2016 à l’occasion d’une soirée consacrée à Denise Epstein dans le cadre des journées de la culture juive.

Survivre et vivre. Ses amis savent le titre du recueil d’entretiens que Denise eut avec Clémence Boulouque, et qui suivit, trois ans après, la sortie de Suite française, un des grands évènements de l’édition des premières années du nouveau siècle. Pensant à celles et ceux qui vécurent la shoah, la menace, la souffrance ou la mort, la mémoire massacrée et le souvenir impossible, on n’oublie ni la dimension du mot « survivre », ni celle du mot « vivre ».

Primo Levi, Jean Améry, Robert Antelme, entre autres, ont su plus que les autres combien ses deux mots pouvaient contenir d’obscurité et de résistance à la lumière des jours. Mais on ne sait pas toujours que les deux verbes, survivre et vivre, furent associés à un mouvement d’écologie politique qui milita entre 1970 et 1975. Ce mouvement fut cofondé par Alexandre Grothendieck, mathématicien récemment disparu, dont on dit qu’il fut le plus génial des années d’après le désastre. Alexandre Grothendieck est né en 1928, une année avant Denise, d’un père juif russe et d’une mère protestante allemande, tous deux militants libertaires. Alexandre ne reverra jamais son père, mort à Auschwitz, probablement à son arrivée, le 14 août 1942. Quatre jours à peine avant la date déclarée du décès d’Irène Némirovsky, dans ce même lieu dont le nom évoque à jamais l’impossible rendu possible, l’industrie de la mort. Auschwitz.

Auschwitz. Oswiecim. Un lieu entre deux langues, comme pour souligner plus encore la dimension de l’exil forcé de celles et de ceux qui y furent conduits, dans la souillure, l’avilissement et l’horreur. Outre d’être des victimes de leurs origines communautaires, les parents d’Alexandre et de Denise avaient l’exil en commun, et des langues maternelles abandonnées dans les bordures de leurs pays d’accueil, quelque part entre la France et l’Allemagne. Politiquement et socialement, ils n’avaient rien de commun. Ils étaient ainsi des ennemis de classes, sans doute, mais unis dans ce même abandon des premiers mots, des mots de l’enfance, en russe, ou en allemand. Des ennemis de classe, et pourtant exprimant ce cosmopolitisme si admiré aujourd’hui de la culture mittel-européenne. Des ennemis de classes, et pourtant rangés dans le même tiroir des apatrides. Alexandre, quand bien même génie des maths au service de la science en France, dut attendre vingt et cinq années avant que la nation le juge conforme aux droits de le déclarer français. Irène n’eut même pas cette chance. Les livres sont-ils si peu de choses, des preuves insuffisantes, suspectes peut-être d’un amour trop grand de la langue française. Les filles d’Irène, nées sur le sol, n’eurent pas à se heurter à ces obstacles administratifs. Elles en avaient connus et en connurent encore bien d’autres. On peut n’en finir jamais avec les tracasseries quand on défend toutes les formes de la liberté.

Denise militait, acquise aux causes. Aux causes justes, politiques, sociales, écologiques. Elle raconte avec modestie ses soirées de tracts, l’évidence des engagements, leur complexité parfois, les paradoxes, les craintes : képis, uniformes, interrogatoires, mensonges. Les années de maturité sont celles d’autres usages de la langue que ceux de sa mère. Sa maman. Je ne crois pas avoir entendu de Denise d’autres substantifs que celui-ci pour la désigner, elle, sa génitrice son bonheur disparu. La langue française, langue de l’exil devenue pour Irène et ses filles langue maternelle, fut celle des fantasmes et des désirs de l’enfant, celle où se donnait la possibilité de créer les mots secrets, ces messagers qui relient les enfants aux parents, les filles à leur père et à leur mère. Dans l’entretien, sur cette enfance suspendue, Denise est affirmative : elle gardera pour elle les sobriquets, les minuscules secrets du quotidien familial. Quand bien même Irène associa son nom au cercle des célébrités, nous ignorerons ces mots doux et fragiles que fabriquent les lèvres, entre le palais et la langue, pour associer les êtres dans leur reconnaissance. Denise et sa maman. Le silence est tombé sur les lèvres entrouvertes. C’est la rafle de 1942. La honte de la nation.

La shoah est l’évènement irréfragable du siècle des guerres dites mondiales, et au-delà comme en-deçà. Ce caractère absolu dans l’histoire peut lui donner une apparence abstraite, propre à ce qu’il porte d’ « inimaginable ». La mémoire des survivants, de leurs proches, aura été la façon la plus immédiate de révéler et de porter à la connaissance, toujours et encore, et sans cesse de réveiller l’imagination, de briser les résistances. Mais il est une douleur intransmissible, qui est celle des femmes et des hommes, celle des êtres séparés, pas même réunis dans la mort, des familles disloquées, des survivants rompus. Denise a écrit de ses jours de peur, pour elle et pour sa sœur, l’histoire de leur échappée, de leur sauvetage, avant de pouvoir retourner à l’apparente paix d’après la guerre. Le constat du non-retour des camps et des séparations définitives, allait la conduire à porter, depuis la fraicheur altérée de ses seize ans, la mémoire des familles Némirovsky et Epstein. Sans doute lui fallait-il répondre à l’absolu du crime nazi, au trou qu’il avait opéré dans le cœur de sa vie affective. Mais comment ? Le crime du laminoir avait opéré massivement, et de ce fait avait écrasé famille après famille.

Les photos me consolent, disait-elle. Elle, dont le récit familial s’était interrompu dans un village du Morvan, en juillet 1942, entreprit de le reprendre. Nous ne saurons pas comment elle mettait en œuvre dans son intimité cette consolation par les images de l’enfance, des êtres réunis, de la mère en gloire, des jeux insouciants. Nous n’avons pas à savoir comment elle distribua cette consolation autour d’elle, à ses enfants, cela appartient au domaine de la sphère privée, comme les mots secrets, les petits noms. Mais nous savons quel objet la tint témoin et responsable de l’histoire familiale. A l’encre « bleue des mers du sud », Irène avait entamé la composition de son prochain livre, une suite inachevée dont on sait le destin. Le père, Michel, semble avoir tendu ce manuscrit et sa valise comme on donne un viatique. Il faut sans doute le pressentiment d’un père attentif pour avoir imaginé combien ce cahier noir allait soutenir l’existence de sa fille, l’attacher dans la tourmente des jours d’après les séparations.

C’est quand cette transmission fut rendue publique par la sortie de Suite française, en 2004, que la vie de Denise a basculé. Denise aura joui moins de dix ans des effets qui suivirent un demi-siècle après la promesse des jours tragiques, celle de conserver le manuscrit. Elle connut et vécut pour sa mère le succès et la reconnaissance. Comment ne pas penser qu’il fallait des moyens pour parvenir à ces fins-là ? Sans doute l’obstination et le hasard ont-ils tissé la trame du rendez-vous avec l’histoire. L’obstination était sûrement la sienne à l’origine, enfant, puis orpheline, ou pensionnaire, bientôt jeune travailleuse, ou encore jeune maman, sans oublier la militante. Lit-on cela sur les photos de Denise aux différentes étapes de sa vie ? Sans doute trouverait-on, dans un sourire discret ou dans une connivence avec l’objectif du photographe, les signes d’un avenir dont nous témoignons tous. Cela est trop aisé, contentons-nous des faits qui conduisent à la construction du hasard.

J’ai assisté, comme un spectateur privilégié, à cette construction d’un récit. J’ai pour ma part connu Denise à son arrivée à Toulouse en 1990 (1991 ?), elle entamait sa sixième décennie. Sa sœur Elisabeth, éditrice, m’avait recommandé de l’accueillir dans cette ville pour lors peu connue d’elle. Elisabeth était soucieuse pour Denise, mesurait-elle ses qualités d’adaptation, dont la plus exemplaire était sans doute de faire sa maison des lieux où elle se sentait bien. La librairie devint ainsi, et vite, un deuxième domicile, elle en eut de plus en plus dans Toulouse, tant elle mit d’ardeur à établir des liens autour d’elle. En 1992, la librairie réunit les deux sœurs et la pensée de leur mère, alors que paraissait le premier portrait de la romancière Irène Némirovsky. Le livre d’Elisabeth Gille était intitulé Le Mirador. Le révisionnisme des années 70 faisait place au négationnisme, Jean-Marie Le Pen ne négligeait pas les saillies contre les vérités en histoire, mais nous étions loin des vertiges que provoque l’antisémitisme depuis l’aube du deuxième millénaire. En 1992, les assassins avaient abandonné les miradors, l’histoire leur avait fait un sort. C’était mal la connaître. Le vieux Bertolt, encore jeune Brecht, avait raison, une fois encore : Le ventre est encore fécond, d’où a surgi la bête immonde. En attendant, à travers cette biographie sentimentale, critique et distanciée écrite par sa fille cadette, le visage de la romancière russe et francophone reprend des couleurs. Il est temps pour la fille aînée de mettre le cahier noir et le «  bleu des mers du sud » à la lumière. Mais le ciel s’obscurcit encore, et Denise est requise par la maladie d’Elisabeth. Signe du destin, c’est sous la couverture bleue (mers du sud) du Mercure de France que cette dernière publiera en 1994 le récit de son cancer, l’autre bête immonde qui emportera les deux sœurs Epstein, à dix-sept ans d’intervalle, en 1996 et en 2013. Mais revenons au hasard, et à la nécessité. Il est temps d’écrire l’histoire à venir, les suites de l’œuvre maternelle, et Denise sera seule pour le faire. Pour assurer la retranscription du manuscrit, les yeux fatiguent, mais tout devient plus limpide. C’est un épanouissement, et un temps de certitudes. Pour instruire l’ouverture à ces certitudes, Denise multiplie les rencontres, les occasions, il faut solliciter, attendre, renoncer, espérer encore et toujours. Que la librairie ait pu être un des lieux de la production de ce hasard heureux, qu’un dîner à trois ait pu résoudre le temps d’attente de la mise au jour de Suite française, j’en tire, non une certaine fierté mais plutôt une certaine mélancolie, celle de n’avoir pas la possibilité de revivre une situation comparable. C’était écrit, ce livre devait paraître, ce témoignage littéraire devait trouver son éditeur et ses lecteurs. Ici, ou ailleurs, cette histoire aurait embrayé. C’est la vie de Denise, entre 2004 et 2013, qui n’était pas écrite, et ne le sera pas. Qui pourrait décrire cette force du destin ? La puissance de Denise a été de vivre ces années miraculeuses avec une énergie de tous les instants, jusque dans les mois de la maladie. Avec ténacité, persévérance, mais aussi avec fidélité, et enfin avec une certaine malice. On dit des personnes qu’elles se révèlent dans des situations particulières, soucis, malheurs, violences, maladies, échecs. Denise a traversé trois quarts d’un siècle en ayant toutes les occasions de se révéler à elle-même et à son entourage. La première décennie du 21ème lui fut plus fortunée et lui permit de s’y révéler autrement. J’aime à m’imaginer qu’elle aurait aimé que nous restions sur une part de mystère, sur des intimités préservées, sur des sentiments inconnus, et une solitude préservée.

Comme elle aurait aimé, sans doute, trouver ses amis réunis, dans une de ses maisons, afin de retrouver sa voix, son sourire, ses colères, et ses doutes. C’est ce que nous serons, grâce à Jacob et aux images et aux sons qu’il mit en boite et qui de Denise nous restitueront la lumière.

DENISE EPSTEIN DAUGHTER OF FRENCH AUTHOR IRENE NEMIROVSKY PICTURE : PAUL COOPER

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