Une fleur éclot et le monde se lève

Depuis plus de quinze ans, Yoko Orimo et les éditions Sully ont entrepris ce travail colossal et merveilleux de traduire et publier la grande œuvre de maître Dôgen (1200-1253), le fondateur de l’école de bouddhisme zen Sôtô au Japon, le Shôbôgenzô, La vraie Loi, Trésor de l’Oeil.
Après la publication d’un volume d’introduction générale et de huit tomes regroupant l’intégralité des textes qui le composent répartis thématiquement, c’est désormais le Shôbôgenzô en entier, en un seul volume, selon l’ordre de Dôgen, qui poursuit et couronne ce travail remarquable. En effet, si le Shôbôgenzô intéressera assurément les amateurs de culture japonaise et de bouddhisme, ses vues, sa poésie, sa stature, en font aussi une œuvre apte à toucher tout le monde. L’abord en est certes parfois difficile pour nous, lecteurs occidentaux. L’imaginaire bouddhiste, chinois et japonais, les références présentes à chaque page nous dépaysent totalement. Pour autant, des visions, des tournures de langue, des audaces, des fulgurances, un cœur, un génie nous touchent et nous appellent.

Dōgen regardant la lune. Monastère de Hōkyōji, Japon, préfecture de Fukui. Domaine public.

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Pour rencontrer Sarraute, et relire son travail

Nathalie Sarraute (1900-1999) réfutait l’idée de biographie, qui risquerait d’imposer une grille de lecture de son œuvre. Elle craignait qu’on ne passe à côté de la vie intérieure qu’elle s’est attachée – c’est le sens même de son écriture – à mettre au jour. Elle ne souhaitait pas non plus que les éléments extérieurs de sa biographie (femme, juive, russe) ne la marginalisent d’une quelconque façon. Et puis, disait-elle, l’être humain est si complexe, si changeant, il n’y a pas d’image d’ensemble.
Autant dire que pour Ann Jefferson, écrire ce livre était un défi, voire une gageure…

Nathalie Sarraute, © Éditions de Minuit.


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Habiter les mondes francophones : Haïti

Alain Mabanckou il y a trois ans ouvrait au Collège de France la porte aux littératures noires dans le cadre de la chaire de « création artistique ». Un nouveau pas, décisif à mon sens, vient d’être fait puisque débute cette année un nouveau cursus de littérature intitulé « mondes francophones ».
La très bonne idée aura été de confier à la romancière haïtienne Yanick Lahens dont l’œuvre puissante et élégante est un des fleurons de la littérature haïtienne contemporaine la première année de cours.

La romancière haïtienne Yanick Lahens


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L’agenda Pléiade 2019 est arrivé !

Depuis le 18 octobre, Ombres blanches est heureux de vous offrir l’Agenda Pléiade 2019 pour l’achat de deux volumes de la collection !
Cette nouvelle édition de l’agenda rassemble des dessins de Serge Bloch.
Pour rappel, la collection La pléiade s’est enrichie récemment de quatre nouveautés :
Les romans, récits, nouvelles de Kafka dans une nouvelle traduction.
Les Lais du moyen-âge.
Oeuvres II de Jean d’Ormesson.
Le coffret La Bible.

L’agenda pléiade 2019

une méditation sur un siècle

Dieu créa l’homme à son image, il le créa à l’image de Dieu, il créa l’homme et la femme (La Bible, Genèse 1:27, trad. Louis Segond). Nous sommes au 6ème jour de la création. Dieu n’aura pas peut-être pas mesuré l’étendue des problèmes à venir.

Jérôme Ferrari. Photographie Actes Sud.


Dans A son image, Jérôme Ferrari nous livre une méditation sur un siècle et son histoire, si immuablement chargée de la violence des hommes. De la violence et des faiblesses des hommes, des douleurs et des cris des femmes. On ne parle que de ce que l’on connaît bien, ainsi la Corse, si intériorisée, redevient la scène de ce roman, à l’image de certains de livres précédents. Les personnages, femmes et hommes, sont pris entre la montagne, les maquis et les ports de ce territoire insulaire, qui s’érige en théâtre d’évènements dont certains vont s’avérer dérisoires. Pourtant, on y fomente la mort des autres, projetée pour faire droit, pour faire justice, entre scissions politiques et vengeances claniques. Pour autant, dans cette œuvre féconde, l’univers ne se limite pas aux contours de l’île, la tragédie regagne les lieux proches de ses terres de naissance, baignées des eaux de la Méditerranée. Le lecteur va ainsi retrouver quelques moments de vertiges arrachés à la dernière des guerres qui ont entaché l’Europe, dans la Yougoslavie qui s’émiette dans le ressentiment et dans l’horreur.
Le livre débute avec une certaine sécheresse par la mort du personnage principal, Antonia, dans un banal accident de voiture un soir de l’été de 2003. La mort d’Antonia n’est qu’un prélude. La messe n’est pas dite. Et la dire n’est pas évident pour le prêtre, oncle de la victime. La cérémonie religieuse va ainsi devenir le fil rouge du roman, où au récit de la vie d’Antonia vont se mêler des réflexions sur des images de guerre, obscènes témoignages de forfaitures fixées pour l’éternité dans la boîte noire.
La richesse du livre est de nous confronter aux plus grandes tragédies de l’histoire par cet « évanouissement » d’Antonia, prise (peut-être) au désir de la « disparition », de la dissolution, comme si elle inversait ainsi dans l’effacement le processus en photographie du « révélateur ». La voilà, cette photographe incertaine, et qui vit de la frivolité des images, entre mariages et baptêmes, retournée par le hasard des rencontres et du souvenir au théâtre de la guerre, celle qui débute dans les Balkans, à Vukovar, une douzaine d’années auparavant. C’est là qu’elle avait mis sa vocation à l’épreuve du réel, dans l’ivresse et dans les éblouissements des combats. Mais dans l’insupportable réel.
Et le voilà, l’oncle, ecce homo, prêtre ou homme désormais incertains, emmuré dans la souffrance, naviguant dans son église chauffée à blanc jusqu’au Libera me pour faire son office et tenter de délivrer les autres de leur douleur. A évoquer cette étonnante figure centrale du livre, figure bernanosienne, humaine plus qu’humaine, on se prend à penser à l’élégie de Rilke : Tout ange est terrible. Aussi je me retiens, et ravale le cri de désir d’un obscur sanglot. Par ce chemin de croix auquel il va se résigner, étouffant dans ses pleurs retenus, lors de cette cérémonie dont il préfèrerait ne pas être l’ordonnateur, la disparition d’Antonia devient le prétexte à étendre l’inextinguible et redoutée douleur de l’absence à toutes celles et ceux que les guerres ont fait mourir, dans l’étonnement, dans la perte de cette insoutenable légèreté de l’être, découverte trop tard, au détour d’une balle perdue ou d’une corde qui se tend. Car le récit, ici, se fractionne. Il délaisse les personnages, femme disparue trop jeune, curé, soldat, militants nationalistes morts ou vivants, pour se tourner vers les corps martyrisés offerts aux photographes depuis l’invention de cette technique, au détour du 19ème siècle.
Les champs après la bataille, les morts et les blessés, tâches sombres éparpillées, mais aussi les corps suppliciés, pris dans l’objectif de plus près,  deviendront les sujets imprimés par la lumière sur les plaques de verre, avant que Kodak n’invente la pellicule et les perforations. La peinture n’avait que peu osé se frotter à cette performance hideuse de la réalité des hommes, de leur violence ou de leur cruauté. Géricault, Delacroix, Goya surtout, car ne s’étant jamais prêté à illustrer les triomphes des guerriers, mais seulement les désastres de la guerre, livreront les plus beaux et les plus terribles regards, propres à assouvir un besoin auprès de ceux qui, de ces guerres, n’en ont pas été les témoins directs, leur permettant de voir la gorgone d’un peu plus près. Pourtant, Il ne suffit pas de signifier l’horrible pour que nous l’éprouvions, ainsi que l’écrira  Roland Barthes dans Mythologies. La photographie va ouvrir cette boîte de Pandore, une boîte aux images innombrables et aux effets sans limites, dont notre univers contemporain sait si bien combien elle opacise nos regards et paralyse notre jugement.
Dans son livre, Devant la douleur des autres, Susan Sontag dressait en 2002 un réquisitoire contre la guerre, et ses représentations dans la photographie. Elle écrivit cet essai dans les mois suivant l’attentat du 11 septembre et l’entrée dans la guerre en Afghanistan, la troisième des années du nouveau millénaire. Voilà ce l’homme peut faire à l’homme, dit l’image. N’oubliez pas. C’est, entre autres messages, ce que cette femme, engagée dans bien des combats en Amérique, allait laisser en guise, ou presque, de testament.
Jérôme Ferrari, lui, a travaillé avec Olivier Rohe sur les images de Gaston Chérau, modeste écrivain, académicien, improvisé reporter dans la guerre de 1911 en Lybie, entre turcs-ottomans et italiens. Une image d’arabes pendus, fabriquée par ses soins à la chambre à Tripoli en 1911 sur la Place du Marché, quelques autres photographies plus instantanées, prises par d’autres reporters sur le théâtre de tant de guerres et de souffrances au siècle dernier, sont les éléments invisibles dans le livre, et rendues anonymes, juste des preuves qui viennent rendre la mort plus familière, inexorable. Elles font écho aux morts plus proches, celle de jeunes militants du FLNC, pris dans des règlements de compte sans fin, dans le piège d’une voiture, ou d’un bar, au coin d’une rue.
S’il nous fait un signe distinct à propos des images qui viennent avec ambigüité flatter nos instincts et alimenter notre compassion, Jérôme Ferrari nous interpelle aussi sur l’origine de la violence. Le meurtre, la blessure, procèdent majoritairement d’une moitié de  l’humanité, les hommes. A Troie, à Azincourt, à Waterloo, el dos de Mayo en Espagne, à Getttysburg, à Sarajevo, sous les casques, dans les armures ou les treillis, se joue aussi la mise en œuvre des hormones. La masculinité est mise à l’épreuve de ses représentations, dans les tenues de camouflage, sous les cagoules dans les conférences improvisées du maquis corse, comme dans l’usage des armes. Depuis l’autre moitié de l’humanité, Antonia sait combien cette séparation éloigne les femmes des hommes, quand elles refusent un asservissement à des causes qu’elles réprouvent, et dont elles sont généralement des victimes directes ou indirectes.
Il resterait à croire à un apaisement. Est-ce le sens du choix de la photographie de couverture ? En tirant le portrait autochrome d’une jeune fille aux longs cheveux, figure parfaite de beauté, de sensualité et d’innocence, le photographe Mervyn O’Gorman poursuivait dans les années 1910 l’idéal des préraphaélites. Mais ne nous y trompons pas, il s’agit ici d’une illusion. Sous la couverture et dans l’épaisseur du livre, les mots portent le doute, et sont plus près de la vérité. Les personnages se bousculent, se croisent, se décroisent, aussi frêles que nous, lecteurs, qui pouvons les entendre dire :
Aucune photo, aucun article n’a jusqu’ici provoqué aucun choc, si ce n’est peut-être le choc inutile et éphémère de l’horreur ou de la compassion. Les gens ne veulent pas voir ça, et s’ils le voient, ils préfèrent l’oublier…La seule chose qui en leur pouvoir c’est détourner le regard. Ils s’indignent. Et puis ils détournent le regard.
Nous, lecteurs, qui ne pouvons que certifier qu’en dépit de nos larmes, de la compassion qui nous étreint, préférons trop souvent ne pas voir. Ne pas voir. Et oublier que Dieu a fait l’homme à son image.

L’appel du large

Quand le roman se fait une invitation à l’aventure, à la découverte de l’autre que soi, mais aussi à la confrontation devant les éléments.

La littérature depuis Homère et les vicissitudes d’Ulysse en Méditerranée dans l’Odyssée nous donne à lire toute une galerie de portraits de voyageurs et d’arpenteurs des mers. Nous retrouvons dans cette sélection quelques uns des romans incontournables : Lord Jim de Joseph Conrad dans la magnifique traduction d’Odette Lamolle, Les aventures d’Arthur Gordon Pym d’Edgar Poe, Le trafiquant d’épaves de Stevenson qui préfigure les pérégrinations de l’auteur dans les mers du sud, ou encore dOde maritime de Fernando Pessoa, ou enfin Moby Dick de Melville, cet immense chef d’œuvre, fondateur de la littérature nord-américaine que Gallimard vient de republier dans sa collection Quarto et qui reprend la traduction de Jean-Philippe Jaworski qui est dans La pléiade, ainsi que les sublimes gravures de Rockwell Kent.
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Paul Otchakovsky-Laurens – Hommage à un ami éditeur

Paul Otchakovsky-Laurens à la librairie Ombres Blanches en décembre 2017. © Mihai Mangiulea.

Du dernier et récent séjour de Paul Otchakovsky-Laurens à Toulouse, il restera le souvenir de la grâce de l’homme et celui de la générosité du professionnel. Je l’avais invité pour présenter au Cratère son long-métrage, Editeur, récit très personnel de sa vocation, film devenu depuis ce 2 janvier testamentaire, et rencontrer à cette occasion quelques-uns de ses lecteurs à Ombres blanches. Auparavant, Paul avait accepté d’intervenir auprès d’étudiants en édition-librairie de l’université Jean-Jaurès. Il le fit avec une générosité sans réserves. Il s’était agi, durant trois heures passées trop vite, de donner à lire la place de sa maison dans l’histoire récente de l’édition littéraire en France, et d’évoquer ensemble quelques grandes figures de cette histoire, qui lie auteurs et éditeurs. Dans les quatre moments publics passés lors de ces vingt-quatre heures, comme dans les moments privés que nous laissèrent nos auditeurs ou spectateurs, j’ai pu retrouver le regard attentif, le goût de l’échange, mêlant une curiosité inquiète et la persistance d’un certain optimisme.

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Verticales : de nouveaux horizons

Vous vous souvenez de 2001, L’odyssée de l’espace. Vous vous souvenez du Zarathoustra de Richard Strauss, surprenant, inaugural. Vous avez encore en mémoire les images de crinolines de métal et Le Beau Danube bleu, « la » valse de l’autre Strauss, réinventée par Stanley Kubrick, et qui lui est depuis cinquante ans indissociable. Vous n’avez pas oublié Lux Aeterna et le Requiem de Ligeti, qui sont venus surprendre vos oreilles et les attacher à des sons nouveaux. Vous aurez aimé cette nouvelle association entre des images et des sons.

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Le transhumanisme en littérature

 En 1957 un objet terrestre, fait de main d’homme, fut lancé dans l’univers. Pendant des semaines, il gravita autour de la Terre conformément aux lois qui règlent le cours des corps célestes […]. Certes le satellite artificiel n’était pas un astre, il n’allait pas tourner sur son orbite pendant ces durées astronomiques qui à nos yeux de mortels enfermés dans le temps terrestre paraissent éternelles. Cependant, il put demeurer quelque temps dans le ciel ; il eut sa place et son chemin au voisinage des corps célestes comme s’ils l’avaient admis, à l’essai, dans leur sublime compagnie.

Cet événement, que rien, pas même la fission de l’atome, ne saurait éclipser, eut été accueilli avec une joie sans mélange s’il ne s’était accompagné de circonstances militaires et politiques gênantes.Mais, cette chose curieuse, cette joie ne fut pas triomphale ; ni orgueil ni admiration pour la puissance de l’homme et sa formidable maîtrise n’emplirent le cœur des mortels qui soudain, en regardant les cieux, pouvaient y contempler un objet de leur fabrication. La réaction immédiate, telle qu’elle s’exprima sur-le-champ, ce fut le soulagement de voir accompli le premier « pas vers l’évasion des hommes hors de la prison terrestre ».

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