Avec Serge Mestre

Avec Serge Mestre

Comment parler des livres que nous aimons, lorsqu’ils sont écrits par des personnes qui font partie de nos vies. Parmi les auteurs que j’aime, rares sont ceux, comme Serge Mestre, avec lesquels les moments de partage et d’amitié sont aussi anciens, et solides. C’est autour de la peinture et de la littérature que nous nous réunissions à Castres, dans les années de nos vingt ans. Entre 1970 et 1980, il était bon de renverser le chaudron des vieilles valeurs, la figuration en peinture et la fiction dans le roman. Les performances formelles, les objectifs politiques, étaient les obsessions de nos éveils à l’art et à la littérature.

Après quelques aventures en poésie, Serge Mestre avait pris délibérément les pistes tracées par les écrivains de l’ « avant-garde », Tel Quel, Change, ou par ceux du Nouveau Roman. Parmi eux, particulièrement Claude Simon. Chez ce dernier l’engagement dans la guerre en Espagne, dans les Brigades Internationales, avait sûrement conquis le jeune homme, dont le père avait récolté, jusque dans sa chair d’unijambiste, la marque de la violence des combats aux Baléares. Prudent avec l’héritage anarchiste et l’histoire familiale, Serge manifesta l’origine et la langue (pa)maternelle dans un troisième livre consacré à Francisco Goya, dans son séjour en France, avant de prêter par l’écriture une voix à cette histoire obsédante et toujours reportée, celle de la guerre, de l’échec de la République espagnole, du désastre et de l’horreur franquistes. Ce livre, Les Plages du silence, que nous publiâmes en 1991 à Toulouse, dans la maison d’édition Ombres jointe à la librairie, marqua les enfants de l’Espagne en exil en France, dans le sud particulièrement. C’est à partir de ce moment que Serge Mestre est devenu l’un des traducteurs les plus attendus de la littérature de langue espagnole. Nous lui devons la lecture en langue française de Manuel Rivas, Alan Pauls, César Aïra, Jorge Semprun, etc.

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La qualité littéraire des « Plages », livre fort sur le père, sur l’histoire, sur le silence des vaincus, livre que les exils récents et leur désastre rendent plus actuel encore, conduisit Sabine Wespieser à le rééditer en 2013, et à attendre de Serge Mestre un nouveau roman, un roman qui viendrait composer un « triptyque » avec celui que l’auteur avait donné en 2009 chez Denoel. La Lumière et l’oubli a marqué aussi ses lecteurs, par sa lumière crue, violente, l’implacable démonstration d’une histoire qui ne finit pas, d’une tragédie qui hante les familles, qui les divise.

L’Espagne ne cesse de payer ce prix, c’est ce que Serge Mestre nous dit en substance à travers ses livres, avec une certaine douleur dans l’expression. Ce n’est pas pour autant que l’auteur refuse de se frotter aux difficultés de l’évocation, à leur âpreté. C’est un auteur rare, qui écrit dans la prudence, autant que dans le désir de vérité. Cette rareté n’est pas à la mode chez de nombreux romanciers,  pour qui le clavier est trop souvent en mode automatique. Mais son éditrice, Sabine Wespieser, a eu gain de cause : le troisième volet du triptyque a été livré dans les derniers mois de 2015, et publié en mars dernier. Dans Ainadamar, il s’agit d’un portrait en creux d’une Espagne oubliée, celle d’une République progressiste, avant d’être humiliée. C’est par des personnages ordinaires et extraordinaires que nous respirons cet air des années d’avant Franco. Le roman prend pour prétexte principal la tragédie que vivra Federico Garcia Lorca à l’aube de la guerre, en Andalousie, victime expiatoire d’un pays où la liberté gagnait naturellement les corps et les cœurs. Mais c’est aussi celle des citoyens, instituteur, toreros, trois formidables oiseaux de passage qui accompagneront le poète dans la fosse commune, après leur massacre, fusillés qu’ils furent comme dans le tableau de Goya, dans la honte infligée.

standard_garcia_lorca_frederico  Il serait malvenu de raconter Ainadamar, livre kaléidoscopique, voyage dans quelques années d’un demi-siècle qui se prévalait de socialisme, de cosmopolitisme, de littérature et d’art. C’est aussi, dans notre province ou dans les rues du Paris de notre jeunesse commune, à Serge et aux autres, ce dont nous avions rêvé, avant que le monde ne montre que nos désirs seraient impossibles à réaliser. Il est écrivain, je suis libraire, et nous avons perpétué le lien qui nous unissait dans l’accompagnement de l’un par l’autre. Parce que c’était lui, parce que c’était moi.

Retrouvez tous les livres de Serge Mestre

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