Il y a, dans les livres de Mathieu Riboulet, ce regard d’extra-lucide que l’on admire chez celles et ceux qui le possèdent, et que l’on finit par redouter pour soi-même. Comment aura-t-il regardé ce qui l’attendait, lors de ce dernier jour de sa vie, lui, l’infatigable sondeur de vie et guetteur de mort ? Le chantier d’un corps malade, en souffrance, semble parfois insurmontable. Dans la résidence qui nous est confiée de notre corps, l’une ou l’autre des parties de soi décide. Ce lundi soir de février, tard dans la soirée et dans l’épuisement, Mathieu a soigneusement fermé la porte, et laissé la maison vide.
Devant ce nouveau déplacement d’un ami vers le lieu des disparitions, je m’interroge. L’écrivain a laissé des traces. Dans le grand livre sans limites que nous tend l’ordinateur, livre ouvert aux images et aux sons, et face aux sollicitations d’une image désormais fantôme et en mouvement, les photos de Mathieu, les vidéos de Riboulet, j’hésite et choisis, simplement, la liste des livres de Mathieu Riboulet. La page remet en mémoire une œuvre que le travail de la mort aura interrompue. Seize livres connus et publiés entre 1996 et 2017. Ce que ces livres racontent montre combien la vraie vie de Mathieu ne se résume pas à ces quelques chiffres, au nombre des pages. Parmi les mots qui s’emploient à résumer le legs de Mathieu aux hommes, cet ensemble de récits, de romans, de fictions et d’autoportraits en anamorphose, le mot de « narrateur » qui revient, comme pour occuper la place entre l’auteur et le lecteur. Le narrateur, la première personne du récit, celle qui dit je, spécialement quand ce n’est pas l’auteur, nous dit Le Robert. Ceux qui ont connu ou approché Mathieu en ont apprécié la retenue, la pudeur, le silence, mais aussi la voix qui se casse, une sorte de « cri », de bouche ouverte, comme dans une certaine peinture. Dans le retrait silencieux auquel la lecture solitaire nous assigne, l’œil recueille cette voix qui dit sans nous épargner autant de ces choses de la vie, douleurs, cris de plaisir, gémissements, humeurs, beauté, laideur. C’est la vie que l’on trouve sans la chercher dans tous ses livres. L’œuvre de Mathieu est cet assemblage de faux-semblants et d’authenticités, de vérités et de mensonges tressés, d’images en miroirs, aussi labyrinthiques que le sont ces fantasmes qui s’entremêlent à nos existences. Les personnages de Mathieu sont son endroit et son envers. Dans L’envers et l’endroit, Albert Camus affirmait qu’il n’y a pas d’amour de vivre sans désespoir de vivre. A quel « narrateur » Mathieu s’adressait-il pour dire haut et fort les silences qui l’habitaient, pour taire les cris qui étouffent sous le verbe ?
La mémoire fait déjà défaut. Je cherche sous la peau puis derrière l’os du front les traits de l’homme disparu, espérant retrouver l’ampleur du regard. Je me résous à retrouver à l’écran un leurre. Tant d’images déjà apparaissant au détour des huit lettres du patronyme tapées sur le clavier, r.i.b.o.u.l.e.t. Nos vies changées depuis que les morts ne disparaissent plus du champ de notre vision. Une illusion à laquelle je prête mon attention. Je retrouve dans chaque image photographique le regard de l’homme, clair, précis, soutenant celui de son interlocuteur, sans ostentation, dans la prévenance. Je retrouve le visage, la barbe courte, une certaine pâleur, évoquant une figure sortie d’une toile du Greco. Je me souviens de notre dernière rencontre, à Lagrasse, il y a deux mois à peine, pour l’assemblée de l’association Le Marque-Page, et la programmation du Banquet du livre de l’été prochain. Je me souviens de Mathieu, d’un port du corps calme et droit, comme suivant une « règle » de l’esprit qu’il s’était donnée de le conserver ainsi, avec cette sérénité pourtant entamée et l’espoir nourri dans une incertitude grandissante. La vie de Mathieu, je ne la connais toujours pas, sinon par ses livres, nourris de l’excès des mots et de leurs images, sinon par les courts moments (et désormais définitivement trop courts) échangés, à Toulouse ou à Lagrasse. Je m’interroge sur cette « règle », sur les liens entre l’instance du plaisir et celle de la rigueur, sur les apparences, je m’interroge sur l’engagement, sur le courage, sur les idées et sur la violence des idées.
Je crois que j’eus aimé voir Mathieu fermant soigneusement une enveloppe, destinant un premier manuscrit à un lecteur ici ou là, mais pas n’importe lequel, et de le voir accepté par Maurice Nadeau. Je crois que j’eus aimé voir le corps puissant de Nadeau, déjà (presque) nonagénaire, aux côtés de celui de Mathieu, plus frêle, plus nerveux, mais dans une obstination commune, l’un contant à l’autre et l’autre narrant à l’un. J’eus aimé en savoir plus sur la rencontre entre Mathieu et J.-B. Pontalis, lorsque le second réserva au premier un espace de temps littéraire (une évocation de Ana-Maria Ortese) dans sa belle collection bleue, L’un et l’autre. Ou encore, j’eus aimé entrevoir le premier regard échangé par Bob et par Mathieu, lorsque ce dernier installa ses bagages chez Verdier, dans la « maison jaune », entre Lagrasse et Ménilmontant. Tous ces témoins d’amitiés littéraires, de textes en gésine sont disparus.
L’auteur est mort, ayant confié à l’éditeur le soin de conserver intact ce legs des journées de travail, un œil sur l’écran, un autre sur le monde autour de lui, ou bien sur cette terre de la Creuse refuge impérissable. Colette et Michèle aux éditions Verdier, les libraires, les lecteurs, veilleront maintenant à maintenir vivant ce « narrateur », pris entre les pages des livres de Mathieu, et qui ne demande qu’à les voir se tourner encore et toujours.
Par Christian Thorel
Merci pour le témoignage…
Pour la forme : pourquoi pas « j’eusse aimé » ?