J’apprends l’hébreu de Denis Lachaud

Pratiquement symétriques, c’est ainsi que nous sommes conçus. Et aussi dotés d’une gravité. D’où naturellement conduits à la recherche d’un centre. Observons nos bébés, en équilibre incertain, bras et jambes en apnée, pris dans les plis de la chair, avant que d’être ces animaux debout, avançant un pied devant l’autre. Alors les ailes se replient, les bras tombent à la verticale et leur balancement accompagne la marche. Et les yeux vont de droite à gauche, ou de gauche à droite, et c’est ainsi que le réel que nous appréhendons semble le mieux à notre portée. Mais sommes-nous bien égaux dans ce rapport à notre latéralité, qui est un rapport au milieu, et qui produit un rapport à l’espace. Marcher droit ne serait peut-être pas donné à tout le monde.

Frédéric en fait la douloureuse expérience. Lui qui se débat dans le collatéral : sœur paisible et aimée mais frère peu supportable, parents hésitants, nés d’un côté et de l’autre de la frontière franco-suisse. Frédéric pourrait être un garçon d’un  milieu protégé, qui devrait en faire un homme sans histoires. Et pourtant, plus encore que les autres, il n’échappera pas à l’histoire. Il devient un être singulier, un rebelle à l’ordre du milieu, du médian, et donc peut prétendre à incarner un personnage de roman.
Le centre, celui de l’Europe, Berlin, semble l’équilibrer. Mais, en géographie comme partout, les bords sont fatals. Un déplacement en Israël vient rompre son apparente mais fragile stabilité. Ici en Occident, la lecture se fait de gauche à droite, là en Orient, de droite à gauche. Ici le mur a disparu et, de toute manière, on parlait la même langue, là le mur est encore en édification, et l’arabe n’est pas l’hébreu, quand bien même les deux langues s’écrivent dans le même sens. Frédéric, dans ce désert où il établit son campement, est désorienté. Le cosmopolitisme qui est le sien, qui l’a contraint à suivre un père moderne et cravaté, non sédentaire bien que non juif, errant au gré de postes futiles, ce cosmopolitisme qui aura tant nourri les pays du milieu, la Mittel-Europa, le conduit à adopter Benjamin « Théodor » Herzl comme cicérone fantomatique dans cette terre en conflit. Le père de la pensée sioniste se transforme en une sorte de Gimini Criquet ectoplasmique pour le garçon de bientôt dix-huit ans à la recherche d’un géniteur moins prosaïque que le sien. Mais Frédéric n’est pas Pinocchio, sa rébellion n’autorise pas le compromis. Dans la douleur du refus, au risque du silence et de la claustration, il saura décliner un statut de marionnette, gardant sa tête, ses yeux, son cou, ses membres en vue d’un équilibre différent. Et de la réclusion. Un équilibre utopique où la langue, l’écriture pourraient tanguer de gauche à droite alternativement. Ou se lire comme un boustrophédon. J’apprends l’hébreu, du danger du refus des langues, du péril de la séparation, de l’oubli des vertus et des idéaux.
Retrouvez le livre de Denis Lachaud dans notre dossier Rentrée littéraire 2011.
 
   J’apprends l’hébreu – Denis Lachaud – Actes sud, 2011 – 18€50
 

1 réflexion sur « J’apprends l’hébreu de Denis Lachaud »

  1. J’ai beaucoup aimé ce roman. Pas jusqu’à dire que c’est un véritable coup de cœur, mais il est vraiment agréable à lire, et même si ce n’est pas un « page turner », je n’avais pas envie de le lâcher, je voulais connaître la suite, savoir si Frédéric parviendrait ou non à se faire une place dans un monde qu’il peine à comprendre.
    Une bonne surprise !
    Si je puis me permettre :
    http://culturez-vous.over-blog.com/article-denis-lachaud-j-apprends-l-hebreu-roman-aout-2011-actes-sud-230-pages-18-50-86751508.html

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