Le transhumanisme en littérature

 En 1957 un objet terrestre, fait de main d’homme, fut lancé dans l’univers. Pendant des semaines, il gravita autour de la Terre conformément aux lois qui règlent le cours des corps célestes […]. Certes le satellite artificiel n’était pas un astre, il n’allait pas tourner sur son orbite pendant ces durées astronomiques qui à nos yeux de mortels enfermés dans le temps terrestre paraissent éternelles. Cependant, il put demeurer quelque temps dans le ciel ; il eut sa place et son chemin au voisinage des corps célestes comme s’ils l’avaient admis, à l’essai, dans leur sublime compagnie.

Cet événement, que rien, pas même la fission de l’atome, ne saurait éclipser, eut été accueilli avec une joie sans mélange s’il ne s’était accompagné de circonstances militaires et politiques gênantes.Mais, cette chose curieuse, cette joie ne fut pas triomphale ; ni orgueil ni admiration pour la puissance de l’homme et sa formidable maîtrise n’emplirent le cœur des mortels qui soudain, en regardant les cieux, pouvaient y contempler un objet de leur fabrication. La réaction immédiate, telle qu’elle s’exprima sur-le-champ, ce fut le soulagement de voir accompli le premier « pas vers l’évasion des hommes hors de la prison terrestre ».

Cet extrait est tiré du prologue du livre de Hannah Arendt La condition de l’homme moderne. Quelle acuité, quelle vision pénétrante pour des phrases qui furent écrites et pensées à la fin des années cinquante. Aujourd’hui nous savons que nous ne serons pas éternellement rivés à notre planète. Mais Arendt nous fait entendre dans ces phrases à quel point l’homme à choisi de devenir cette espèce protéiforme et multiple, l’espèce qui veut se comparer aux dieux et s’affranchir – même si ce n’est que pour un temps – des règles qui conditionnent son humanité. Ces quelques phrases sont plus qu’une parabole, on peut y voir le chemin qu’à emprunté le monde moderne.

Aujourd’hui, on entend parler d’Homme augmenté, hybridation, nanotechnologies, anthropotechnie, cryogénisation… Autant de mots et d’expressions qui sonnent comme de la science fiction à nos oreilles de lecteurs, et pourtant ! À écouter certains nouveaux « prophètes », l’humanité aurait sauté le pas, nous aurions amorcé ce virage fondamental qui doit nous conduire à devenir une nouvelle espèce, des hommes améliorés !

En tout cas, force est de constater que la perception que nous avons de nous-même est en train d’évoluer. Et si effectivement, nous sommes à l’aube, à la frontière d’une nouvelle conception de notre condition d’homme, à bien des égards des questions se pressent.

La médecine aspire, on le constate tous les jours à rattraper l’imaginaire et la volonté humaine. Sur ces questions, la perception que nous avons de notre corps évolue. Il en va de même pour ce qui concerne nos attentes. Le transhumanisme puisqu’il est question de cela renvoi t-il à une humanité défaite, ou en train de se défaire ? La question de la dualité ontologique de l’union ou de la séparation du corps et de l’esprit dont parle Descartes est elle mise à mal par l’irruption ?

Nul doute que les philosophes et les scientifiques ont beaucoup à dire sur ces questions touchant à notre devenir et aux interrogations bioéthiques, mais il me semble important de regarder aussi ce que les romanciers ont à en dire. Comment le romancier avec ses armes qui sont celles de la fiction et d’une histoire qui passe par le truchement de personnages entreprend de nous dire l’opacité de ce monde que nous n’apercevons peut être pas encore ?

Deux romans parus ces dernières semaines ont retenu mon attention et interrogent – je crois – durablement ces questionnements.

Zero K de Don DeLillo.

« Tout le monde veut posséder la fin du monde ». 

C’est par ces mots que Delillo entame son dernier roman, une injonction qui sonne comme une prophétie. Pourtant le père du narrateur de Zero K, celui qui prononce cette phrase, veut être à l’avant garde d’une forme renouvelée d’humanité, une génération qui fait le choix de la cryogénisation en attendant que la science soit devenue capable de réparer les corps et de prolonger la vie. L’immortalité est un rêve de vieil homme ! Et si tout cela était rendu possible par la technique, quelles questions se poseraient à nous ? C’est cela qu’envisage Delillo dans son roman, à la fois fable philosophique et fiction crépusculaire. Mais si ses livres sont remplis de fin du monde, il est aussi au travers de ses histoires un explorateur du réel et de ses possibles. Si DeLillo n’a de cesse d’interroger le réel, d’en proposer des variations, c’est en romancier qu’il agit et non en homme de doctrine. C’est ce qui le démarque et en fait cet immense romancier !

Pierre Ducrozet, l’invention des corps.

Sous couvert de roman d’aventure, de « road trip » haletant qui nous plonge dans l’Amérique des clandestins d’origine mexicaine autant que dans les grandes entreprises de la Silicon Valley. Pierre Ducrozet nous propose un roman qui ouvre des pistes de réflexions sur notre époque et celle qui arrive.

Indéniablement, L’invention des corps est un roman qui fait sens aujourd’hui. Il met à jour l’univers opaque et inquiétant qui est celui de ces grandes entreprises qui ont tous les moyens d’outrepasser les règles et les lois bioéthiques à coups de millions de dollars. Et il révèle une utopie faite par quelques uns pour quelques uns, la promesse d’une jeunesse sans cesse renouvelée, d’un corps inusable.

Toutefois, il ne faut pas se méprendre, ce n’est pas un roman à thèse, Ducrozet nous invite avec ses personnages à ouvrir une réflexion sur les progrès de la science et ce qui pourrait advenir de nos sociétés dans le futur, mais il ne cherche pas à conditionner le lecteur. Ducrozet travaille aussi sur le mythe de l’Amérique contemporaine et de sa destruction. Indéniablement l’invention des corps est un roman qui fait sens dans notre époque.

Pour compléter avec quelques essais et autre curiosités, une bibliographie complémentaire :

La série Black Mirror (Netflix).

Laurent Alexandre et Jean-Michel Besnier, Les robots font-ils l’amour ?, Dunod.

Marc Atallah et Frédéric Jaccaud, Le posthumain, éd ActuSF.

Luc Ferry, La révolution transhumaniste, j’ai lu.

Thierry Magnin, Penser l’humain, Albin Michel.

Francis Wolff, Trois utopies contemporaines, Fayard.

Miguel Benasayag, Cerveau augmenté homme diminué, La découverte.

2 réflexions sur « Le transhumanisme en littérature »

  1. Le sujet du transhumanisme appelle, à mon sens, ni à la peur ni à la fascination technologique. En revanche, il amène à réfléchir au sens intégré de l’homme et à une vision réaliste de la connaissance. A ce titre, le lien vers le blog
    http://andre-p.eklablog.com permet de recouper ces éléments pour qui désire approfondir un mode de réponse essentiellement philosophique.

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