Jacques Rivette (1er mars 1928 – 29 janvier 2016)

L’hommage d’un libraire à un grand cinéaste disparu

Ce texte a été lu en préambule à la projection de la première partie de l’ensemble du cycle Out 1 / Noli me tangere, donné le premier week-end de décembre à la Cinémathèque de Toulouse. Une autre présentation du cinéma de Jacques Rivette a été faite pour la projection de Out 1 / Spectre, le 10 janvier dernier, à l’ABC.

La publication par Carlotta de l’ensemble Out 1 est un évènement dans la production de dvd en France, pour l’histoire du cinéma, pour celle du théâtre, et pour la connaissance intime des années d’après 68, mais aussi pour la justice ainsi rendue au chef-d’œuvre de l’un des cinéastes français les plus passionnants, et passionnés.

Un retour sur notre jeunesse « cinéphilique », à Toulouse. En 1973, nous avons vingt ans. Et du temps pour former notre goût du cinéma, y modifier notre regard sur le monde. Deux réalisateurs, Jean Eustache et Jacques Rivette vont contribuer à déciller nos yeux. Au printemps de 1973, tout nous invite au noir et au blanc de La Maman et la putain. Un an plus tard, c’est au tour de Jacques Rivette de nous charmer avec Céline et Julie vont en bateau, le film qui le réconcilia (peu de temps) avec un public plus large. Dans le même temps, Rivette donne à voir dans quelques rares salles une partie de son film de treize heures, Out 1, dans une version réduite à 4h15. Une façon sans doute, pour l’un des hommes les plus rompus à la pratique assidue des salles obscures, de conjurer la clandestinité promise à cette œuvre, et que les télévisions refusent de programmer.

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Jacques Rivette – 2006


Nous sommes en avril 1974,  et nous découvrons Out 1/Spectre, au Festival du Cinéma « différent » de Digne. Au programme, les films de Jean Eustache et ceux de Jacques Rivette, deux quasi-intégrales de films si rarement projetés! Le festival se déroulait sous la conduite de Noel Simsolo, que nous avions rencontré à Toulouse, au Centre Culturel Croix-Baragnon, en 1973 encore. Il y était accompagné de Pierre Clémenti et de Marc’O, et nous avait permis de découvrir le cinéma de Werner Schroeter, celui de Carmelo Bene, de Philippe Garrel. D’une certaine façon, je suis sûr que notre librairie n’aurait pas existé sans la découverte de tout ce cinéma, et de Out 1 : Spectre en particulier. C’est avant tout la liberté qui a présidé à la réalisation de ce film, celle de l’expression et du jeu de ses acteurs, celle des mouvements de la caméra, auxquelles nous nous sommes attachés. C’est avec la même apparente insouciance, et aussi le même engagement, que nous avons abordé, au milieu des années 70, le monde de la culture,  du théâtre, de la musique, et celui des livres. La découverte du cinéma de Jacques Rivette a été aussi celle d’un univers cinématographique, que nous n’avons jamais cessé d’explorer par la suite, film après film, jusqu’aux 36 vues du Pic saint-Loup, son dernier film.

Dans le documentaire qui accompagne les films Out 1, Spectre et Noli me tangere, Jacques Rivette évoque à propos du tournage, des moments du film et du jeu, une autre parenthèse, plus pacifique, mais tout aussi interrogative, la parenthèse des jours avant que ne se débloquent, peut-être, les espoirs des jours de 68. Nous sommes en 1970, et il dit que la vie s’est un peu arrêtée, que les femmes et les hommes y sont démunis, suspendus. Alors même que, fin octobre de cette année, nous venions d’apprendre avec une certaine joie innocente et juvénile la sortie chez Carlotta de ces images désirées autrefois si fortement, comment allions-nous regarder, après les massacres à Paris, les images et les voix de Out 1, comment vivrions-nous sans une certaine culpabilité ce moment d’un cinéma en état de grâce, à l’écart, témoignage d’un temps différent, sans menace comparable à celles que nous connaissons désormais ?

Afficher l'image d'origineQue dire de cette œuvre, qui nous conduit à tant de sensations, de sentiments, de découvertes de nous-mêmes ? Que dire des acteurs et des actrices, les plus doués de leur génération, réunis ici dans le dénuement d’un scénario absent, dans l’impératif de dire, d’improviser de la voix et du corps ? Regardez ces visages, ces sourires, ces mains, regardez ces regards. Entendez le bruit des silences, celui des jeux, entendez les pas de la marelle, les rires intérieurs, écoutez-y les inquiétudes, le bruit du monde lointain. La folie et la magie y sont deux modes d’expression naturels. Les mots, dits sans dialogues, dans la gêne ou dans l’exaltation, dans la passion, les mots écrits au tableau, sans autre objet que celui de leur poétique, de leur étrangeté, mots jetés comme des appâts à une fiction erratique. Mots comme des slogans sans objet, gratuits. Mots et gestes en quête des territoires apparemment perdus de l’enfance, et qui affleurent. La lecture obsédée de Lewis Carroll par Rivette a donné à son cinéma, à ses personnages, et aux acteurs qui les incarnent une foi, une intelligence et aussi une ingénuité qui se nourrissent des produits de la chasse aux mots, improvisés, mots cherchés dans l’inspiration de l’instant, mots trouvés ou introuvables, mots du hasard, mots de la « chasse au snark ».

Mais Out 1, ce sont aussi des images, de Paris, dedans et dehors. Regardez Paris, le Paris de Rivette, cinéaste des chaussées, des rues inconnues, des murs et des jardins, du fleuve, cinéaste des mystères. Ce Paris qui n’appartient qu’à lui. Et dont il pourrait partager une certaine mélancolie avec Guy Debord. Et pourquoi pas un penchant vers la « dérive » ?

Une ou plusieurs personnes se livrant à la dérive renoncent, pour une durée plus ou moins longue, aux raisons de se déplacer et d’agir qu’elles se connaissent généralement, aux relations, aux travaux et aux loisirs qui leur sont propres, pour se laisser aller aux sollicitations du terrain et des rencontres qui y correspondent.

Il y a un peu de cela dans les déambulations des personnages de ce film. D’ailleurs, Jacques Rivette avait repris une partie de ses acteurs à Marc’O, qui fut homme de théâtre, poète et écrivain du mouvement lettriste, et l’un des premiers éditeurs de Debord. Cette référence, ou plutôt cette proximité intuitive, n’a d’objet que de faire appartenir Out 1 à des héritages, ceux du cinéma muet, des sérials, ceux de l’après-guerre, ceux de l’expérimentation au théâtre, ceux plus politiques de 68, qu’il revendique, en creux, ceux de Balzac de Lewis Carroll, ceux de la fantaisie, de la liberté, ceux du surréalisme, du jeu et des cadavres exquis, ceux surtout de l’amour et de la vie.

Christian Thorel

Bibliographie autour du réalisateur :

Jacques rivette secret comprisJacques rivette secret compris

Hélène Frappat, Cahiers du Cinéma, 2001
 
 
 
 
Trois films de jacques rivette : phenix, l'an ii, marie et julienTrois films fantômes de jacques rivette : Phénix, l’an II, Marie et julien
Jacques Rivette, Cahiers du Cinéma, 2002

Jacques rivette: theatre amour cinemaJacques Rivette : théâtre, amour, cinéma

Hélène Deschamps, L’Harmattan, 2003
 
 
 
 
 
22Out 1
(DVD)  Un film de Jacques RIVETTE | Comédie dramatique | France | 1971 | 775mn | Couleurs | 1.37:1
 En stock à la librairie Ombres Blanches cinéma
 

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