Hommage à Armand Gatti

Hommage à Armand Gatti (1924 – 2017)

par Christian Thorel

La main gauche soutenant une pile de livres d’art, composée de plusieurs volumes dans l’Univers des formes, l’homme fait un séjour de quelques minutes devant le rayon de littératures d’extrême-orient, la main-droite se saisissant des traductions du chinois. Depuis l’accueil dans l’entrée de la librairie, je l’observe de biais, il séjourne à une dizaine de mètres de moi, de l’autre côté, à l’entrée du minuscule couloir qui mène aux autres rayons de la librairie. Un pull à col roulé, noir, un pantalon de velours côtelé, noir aussi, semblent indiquer une certaine insouciance du vêtement, sans négligence toutefois.

Avant ce moment, je n’aurai jamais vu Armand Gatti. La nouvelle de son établissement à Toulouse s’est diffusée, sans excès. L’intuition d’avoir non loin de moi l’auteur d’Auguste G., plongé dans la poésie chinoise, est vite confirmée par le deuxième homme, prompt au dialogue, urbain, l’œil aux aguets. Jean-Jacques Hocquard, imperméable large de couleur sombre, bien ajusté jusqu’au col, nous présente. Les librairies sont des endroits différents pour les rencontres, pour établir les contacts. On y fait commerce, société. A la tombée de la nuit, j’ai déjà quelques pistes sur les projets du collectif de Gatti à l’Archéoptéryx, la salle mise à sa disposition, rue des Lois, dans l’ancien couvent des Cordeliers, que je connus comme restaurant universitaire au début des années 70.

C’est le temps des premières visites, des premières poignées de main à Stéphane Gatti, à Hélène Chatelain, c’est le temps des adaptations au lieu, à l’ambiance des actions politiques à Toulouse, aux débordements des groupuscules d’ « autonomes », à leur violence gratuite. Un incendie est provoqué sur les décors d’une performance scénique autour de Bobby Sands, par mesure de rétorsion à l’équipe pour avoir accepté de « collaborer » avec le gouvernement des renégats socialistes. Pour avoir été victimes des mêmes errements d’activistes dévoyés, les liens se renforcent. Nous serons passagers de l’Archéoptéryx du (presque) premier au dernier jour. Une des plus belles aventures que nous ayons pu vivre, c’est avec eux et avec la Cinémathèque que nous l’avons vécue : La Victoire sur le Soleil. C’est à partir du cœur de la poésie de Khlebnikov qu’est imaginé un ensemble d’évènements sur la révolution culturelle russe entre 1905 et 1935. Quelques éléments imprimés, une affiche, un catalogue de libraire, quelques rares photos d’un décor à la Tatline, des invitations à des débats, des conférences, le programme inouï des films soviétiques dans la salle de la rue Roquelaine, les écrits dactylographiés de Léonide Pliouchtch, spectateur attentif de films de sa patrie invisibles à Moscou, sont les traces d’un moment bricolé avec nos énergies rassemblées autour de Gatti, d’Hélène et de leur équipe.

De Gatti, c’est le souvenir de la puissance de sa conviction qui reste de ce temps toulousain, des trois trop courtes années pendant lesquelles nous accueillons, dans le cube noir de l’Archéoptéryx, de nombreux et formidables chercheurs et intellectuels, historiens, scientifiques, écrivains, philosophes. L’évocation de ces jours de vie commune ramène aussi bien les moments généreux au Bibent, quartier général de la « bande », que le retour de la violence, l’attaque lâche et coupable de Serge July et de Gatti un soir de débat, les menaces régulières. Un nom vient résonner comme en écho, celui de Primo Levi. Gatti sera le premier, dans notre entourage, à nous engager à lire les récits de l’écrivain italien. Si c’est un homme ne paraîtra qu’une ou deux années après, et nous comprendrons mieux encore l’insistance de notre guide. Il est vrai que la tragédie des camps, qui marquera sa première jeunesse, aura été décisive durant toute sa vie. C’est une autre des leçons majeures de ses engagements, comme le furent l’histoire des combattants anarchistes en Espagne, celle de Buenaventura Durruti, ou « l’épopée » de Nestor Makhno, ou encore celle la « longue marche » de Mao Tse Toung, ou la libération de Cuba par Fidel Castro.

En août 85, le départ est vécu dans la tristesse pour les toulousains qui se sont épris de ce géant vêtu de noir. Patrice Thierry, éditeur à l’Ether Vague, transforme sa mélancolie par quelques-uns des beaux livres de Gatti. C’est plus tard, en 1991, par les amis des éditions Verdier, que je le retrouve, lorsque la maison de Lagrasse entreprend les Œuvres théâtrales en trois volumes de 1500 pages chacun, sous la direction de Michel Séonnet. Il fallait le miracle des fraternités pour que soit scellée dans l’encre et le papier bible la poésie sauvage des voix de Gatti. Entre 1990 et 2000, Gérard Bobillier, Colette Olive et Michèle Planel, les éditeurs de Verdier, entreprendront l’ascension de ce « mont-analogue » qu’est la production écrite de Gatti. Ce sera, à plusieurs reprises l’occasion de retrouver l’auteur de la Parole errante, de l’entendre divaguer, interpeller, chanter, célébrer, accuser. Dire, écrire. De ces moments, je retiens celui où, en compagnie de Jacques Rosner, nous retrouvâmes Armand Gatti sur la scène du théâtre Daniel-Sorano, qui vit la création du Poisson noir en 1964, et de V comme Vietnam en 1967.

Plus tard, en 2008, lors d’un Marathon des mots, un dimanche matin, c’est un nouveau retour parmi ses amis, en compagnie de Claude Faber. C’est encore avec Jean-Jacques Hocquard, lorsque ce dernier publia un essai biographique sur le travail de Gatti, que j’ai retrouvé Sauveur, Dante, Gatti pour la dernière fois. Avant de nous retrouver à la Cinémathèque en sa compagnie, autour du film El otro Cristobal, une œuvre saisissante de liberté inventive, il rencontre à la librairie, l’assemblée de ses lecteurs. Même plus clairsemé que dans les années 90, ce public est fervent. Nous voyons passer les visages de Mao et de Castro, ceux de Chris Marker ou de Pierre Boulez. C’est la lumière dans ses yeux, au fond d’orbites creusées dans un visage marqué par la recherche obstinée des mots, qui nous incite à suivre les intonations de la voix, la scansion, le chant profond de la parole errante. Gatti était un poète, un immense poète, et aussi un compagnon, intransigeant et fidèle. Il faut douter que les ténèbres qui l’entourent désormais restent longtemps sans lumière. A la « victoire sur le soleil » vont succéder désormais celles, nombreuses à venir, sur l’obscurité. Il tient aussi à nous de vivre avec lui, avec ses livres, avec sa voix, avec ses films, la plus épaisse des obscurités étant l’oubli.

Retrouver tous les livres d’Armand Gatti ici

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