Ailleurs, et à l’heure d’une génération de lecteurs avides d’émotions littéraires, tout reconnaissants envers des poètes et des prosateurs trop oubliés ou ignorés, on ouvre un temps modeste de redécouvertes. Les maisons comme « Le Tout sur le tout » ou « Le Temps qu’il fait » savent leur dette à l’histoire, et aiment partager avec leurs auteurs ; d’ailleurs ils en ont même en commun. En 1981, Guy Ponsart pour la première a donné le titre d’un roman d’Henri Calet à sa maison, Georges Monti, pour la seconde, a choisi le roman d’Armand Robin comme patronyme de la sienne. Un goût pour l’anarchisme, cher au poète Robin, un goût pour son talent de polyglotte et de traducteur, de passeur de voix. C’est avec la reprise d’un texte d’Armand Robin publié en 1953 par Minuit, La Fausse parole, que débute ce qui reste un des plus beaux et des plus originaux catalogues des quatre dernières décennies. L’écrivain-comète Luc Dietrich, mort à trente ans en 1944, les languedociens Joseph Delteil et André de Richaud, le vieil André Dhôtel ou Henri Thomas, tous veillent sur la maison qui les accueille. Georges Monti destine son activité au roman, à la poésie, mais aussi à bien des formes brèves, récits, nouvelles. Comment ne pas citer à ce propos la traduction par Michel Orcel des Dix petites pièces philosophiquesde Léopardi, le grand philosophe et poète italien totalement oublié ? Les poètes savent d’ailleurs ouvrir la porte de la maison. Nombre d’entre eux, dont Jude Stéfan, Jean-Claude Pirotte ou Christian Bobin, n’ignorent pas combien ils doivent au Temps qu’il fait, comme les écrivains et photographes Gérard Macé ou Jean-Loup Trassard qui exposent ici, dans de beaux volumes simples, leurs images en noir et blanc.
La poésie est souvent un lieu aimé de ces « nouveaux » éditeurs. A partir de 1981 et du ministère de Jack Lang, les aides que va apporter le nouveau Centre National des Lettres vont libérer un secteur contraint par ses coûts de fabrication et ses trop faibles ventes. Les poètes sont soutenus par un grand nombre d’initiatives, en particulier pour la publication. Avant cela, on trouvait la poésie dans de nombreuses et souvent éphémères revues, les livres étant publiés chez Gallimard et Seghers, aux EFR (la collection d’Aragon), chez P.J.Oswald, Maeght ou chez Christian Bourgois, ou encore dans des maisons plus confidentielles en province (Rougerie à Limoges, Fanlac à Périgueux, Robert Morel et Jacques Brémond en Languedoc). C’est Fata Morgana, fondée en 1971, qui travaillera les deux aspects de l’édition, courts tirages de tête, enluminés, et tirages ordinaires non coupés, tous fabriqués avec un soin sans pareil par l’imprimerie de la Charité à Montpellier. Il sera difficile pour Fata Morgana de devenir un modèle, aussi bien des futurs éditeurs de poésie se dégageront des exigences artistiques de Bruno Roy pour diriger leurs efforts vers le seul texte. Ainsi, à partir de 1978, de Calligrammes à Quimper, qui nous permit de découvrir Xavier Grall, Roger Judrin ou des inédits de Georges Perros, ainsi d’Obsidiane, d’Arfuyen, des éditions Ubacs à Rennes, de Cheyne en Haute-Loire, de tous ces militants de la cause en vers libres. A Bordeaux, depuis 1973, c’est Jean-Paul Michel qui établit les passages. Il choisit un nom d’enseigne qui est un manifeste : William Blake and Co. Sous le regard du poète anglais, il situe son action entre les champs de la philosophie et de l’esthétique, de la poésie et de la théorie littéraire. Jean-Paul Michel aime faire des différences, formats, papiers, livres courts, livres volumineux, enluminés, enrichis, ou simplement « typographiés ». La lettre, l’image, la lettre. La maison se donne aussi une vocation bordelaise avec le peintre Odilon Redon, le philosophe Jean-Marie Pontévia, et la relation des mois de la folie d’Hölderlin en bord de Garonne en 1802. Finalement, le fleuve et l’estuaire inspirent l’éditeur. On l’a dit, l’éditeur n’est plus seulement dans deux arrondissements de la capitale.
Si Ponsart est à Paris, près de la Butte-aux-Cailles, quartier ouvrier et « anar », Georges Monti réside non loin de Cognac. Il est donc vrai que beaucoup de nouvelles maisons sont en province. Depuis l’après-68, on marque la différence dans les modes de vie et dans le choix de l’espace, y compris dans la librairie et dans l’édition. La passion et l’engagement, la ténacité, les idées, remplacent l’absence de grande proximité avec les enseignes parisiennes ou celle de l’expérience professionnelle. Parfois l’action militante, qui a souvent précédé le choix du métier, crée du réseau. Jacques Bonnet, cité hier pour sa maison Pandora, met le sien en activité et obtient de rejoindre le CDE, pour le temps que vivra sa maison. Tout le monde n’a pas cette chance. Mais il y a souvent un homme dans l’ombre, qui met son talent à la disposition des autres. En 1979, ce sera Bernard de Fréminville. Psychiatre, libraire, animateur de la revue Le Fou parle, auteur en 1977 au Seuil d’un livre sur la violence exercée sur les « fous » (souvenons-nous de la passion suscitée pour les lecteurs par ces questions entre 1975 et 1985 !), Bernard de Fréminville préfigure aussi les geeks : il est féru d’informatique et décide de monter une structure mutuelle de distribution pour les petits éditeurs. Ce sera Distique, une aventure politique et commerciale raisonnée, qui va permettre à quelques belles maisons, aussi petites que nouvelles, de sortir de leur discrétion ou de leur isolement, et de trouver le chemin des librairies, tout autant que d’assurer la gestion de leurs factures et de leurs règlements. Ce sont Verdier, Solin, et des maisons plus éphémères, qui font au départ le pari de cette distribution un peu « alternative ». Plus tard, en 1985, année de leur création, les éditions de l’Eclat à Montpellier, le Temps qu’il fait à Cognac, Jérôme Millon à Grenoble, les éditions Ombres à Toulouse rejoignent Distique. Dans les années 1980, ce nom symbolise un tropisme militant et collectif. C’est un moment trop court où le monde du livre s’organise autour de la loi sur le Prix unique du livre et à sa défense contre ses premiers prédateurs. A l’initiative de quelques-unes dont Ombres blanches, se crée le groupement de librairies L’œil de la Lettre. Les années 80 veulent encore « résister ». Le combat continue n’est plus le slogan politique scandé dans la rue, le principe investit le champ de la culture, dans les industries culturelles comme dans le spectacle vivant. Mais les années sont aussi accompagnées de la force des habitudes, d’une certaine paresse, de désengagements collectifs. Le mouvement commun aux professionnels du livre, qui se nouera dans des rencontres, des rendez-vous, des réunions, dans les premiers Salons du Livre à Paris et en province, que l’on pourra encore trouver dans les Assises du livre de 1991, se diluera dans l’auto-dissolution de L’œil de la Lettre, dans la fin interminable de Distique, cassé par une panne technique et financière en 1995.
Mais la création littéraire est vivante, mais d’autres générations arrivent, mais la technique et sa domination vont nous réveiller. Les sciences humaines vont y retrouver des champs d’observation, et la critique sociale comme l’analyse politique vont reverdir. Nous en dirons plus demain et après-demain…
Pour aller plus loin
La Fabrique de l’histoire (France culture) sur Armand Robin. Poésie et Histoire 3/4 – Armand Robin bouge encore.
Surpris par la nuit (France Culture) sur Gérard Lebovici.