Quarante ans d’édition en France. Épisode 4. Artistes et modèles

En 2019, le Banquet du livre de Lagrasse célébrait les quarante ans des éditions Verdier. En 1979, le monde du livre et de sa distribution était alors bien différent de ce que nous connaissons aujourd’hui. En douze épisodes publiés progressivement sur le blog, Christian Thorel revient pour nous sur ces quarante années qui ont vu le paysage éditorial et le monde de la librairie se bouleverser.
 
On se souvient que nous avons laissé hier ce récit en suspens avec le terme d’« engagement ». En France, le mot est objet de débats, d’études, de « disputes ». Depuis Voltaire jusqu’à Sartre et à Camus, en passant par Hugo et Zola, puis Gide, Barbusse et Malraux, le concours des intellectuels, des poètes, des écrivains, des artistes, à la vie sociale et politique, ne cesse de se discuter. Avant l’avènement des guerres coloniales, les temps ont été aux révolutions ou aux dictatures, aux conflits (Russie, Espagne, Allemagne, Italie). La dernière guerre aura imposé à chacun d’ouvrir les yeux, parfois à des choix personnels, résistance ou soumission. L’horreur nazie, les camps d’extermination, les massacres, le nombre sans fin des morts sur deux continents, la collaboration, la Résistance justement, puis l’espoir pour demain, sont autant de faits qui viennent assigner chacun à sa responsabilité. L’intellectuel qui ne peut donner que ce qu’il a, apporte ce qui l’engage le plus, ce auquel il tient par dessus tout : sa réputation, sa signature et son nom qui engagent sa pensée. Il dispose de sa liberté, et ne le fait jamais sans hésitation ni scrupules (René Rémond, 1959). Pour autant, dès la guerre finie, le débat politique est véritablement engagé. Les revues nouvelles sont les lieux indiqués de cette expression, et le resteront longtemps. Dans Les Temps modernes, Sartre et Merleau-Ponty, en accord avant la rupture, vont s’opposer sur la sortie du capitalisme, des projets et des moyens. L’humanisme des sociétés capitalistes, si réel et si précieux qu’il puisse être pour ceux qui en bénéficient, ne descend pas du citoyen jusqu’à l’homme, ne supprime ni le chômage, ni la guerre, ni l’exploitation coloniale, et, par là même, il est le privilège de quelques-uns et non le bien de tous. (Maurice Merleau-Ponty, Humanisme et terreur, 1947). Si les principes d’égalité et de justice sociale sont ainsi au cœur des discussions dans ce temps des communismes espérés et des « socialismes réels », des ambigüités dans les choix, les débats autour des enjeux politiques engagent la liberté comme une valeur essentielle.


L’édition ne peut pas ne pas marquer son territoire de cette préoccupation majeure qu’est l’exercice de sa liberté d’expression. C’est aux éditions de Minuit que l’on trouve l’un des acteurs les plus convaincants de ce qui sera notamment un combat après 1955, pendant la guerre d’Algérie, combat contre la torture, et pour le droit à l’insoumission, et la faculté de les écrire comme de les publier. Si des éditeurs tels que Le Seuil ou Julliard participent activement à la défense de ce droit à l’expression, c’est chez Minuit et aux éditions Maspero qu’on trouve l’intransigeance la plus grande. Entre 1955 et 1962, concernant la guerre en Algérie, sont ainsi publiés deux cent cinquante trois titres, par soixante dix-neuf maisons d’édition. Avec vingt-trois titres, les Editions de Minuit représentent 10% de la production éditoriale française. Elles enregistrent la moitié des saisies. Les éditions Maspero assurent le reste.

Quant à la cause, elle est plus morale qu’idéologique, et l’expérience des années 40 n’y est pas étrangère. Depuis quatre ans j’ai vu tomber en poussière bien des raisons pour lesquelles nous avions combattu au cours de la dernière guerre. La plus claire, la plus évidente, était sans doute le refus de la torture, expliquera le jeune éditeur (Jérôme Lindon a alors 36 ans) au cours de l’un des procès qui lui est intenté, celui du livre Le Déserteur, en décembre 1961. La parution du livre La Question d’Henri Alleg, sera l’un des évènements marquants de cette période, et le déclic dans les prises de conscience. Jean-Paul Sartre sera l’un des acteurs les plus engagés dans cette bataille. Henri Alleg a payé le prix le plus élevé pour avoir le droit de rester un homme, déclare-t-il en Mars 1958, lors de la sortie du livre et de son interdiction suivie de sa saisie. Ce sera l’argument de « communication » conçu par Lindon pour le livre, dans une affiche désormais célèbre. Sartre continuera son action quelques jours plus tard avec une « Adresse au Président de la République », contre toutes les saisies et atteintes à la liberté d’opinion qui l’ont récemment précédée. La « pétition » est signée de trois Prix Nobel, André Malraux, Roger Martin du Gard, François Mauriac.
C’est bien entendu dans le Manifeste des 121, Déclaration sur le Droit à l’insoumission dans la Guerre d’Algérie, que se symbolise le plus souvent cet engagement d’intellectuels et d’éditeurs. C’est à Maurice Nadeau, à Dionys Mascolo et à Maurice Blanchot qu’est due la rédaction du texte, à Jérôme Lindon son impression, à François Maspero sa diffusion publique dans sa librairie La Joie de Lire, à la revue Esprit sa diffusion « médiatique ». Même orienté à gauche, cet évènement n’est en rien le produit d’une union sacrée et programmatique. Il est un épisode de notre histoire nationale, et l’expression d’un moment collectif produit par une guerre insoutenable.
 
On trouve donc trois figures majeures de l’édition dans ce Manifeste. Jérôme Lindon, qui entame sa carrière d’éditeur en reprenant les Editions de Minuit à Vercors en 1948, se détermine au début des années 50 dans son engagement pour les auteurs du « Nouveau Roman », et pour les deux futurs Prix Nobel de Littérature 1969 et 1985, Samuel Beckett et Claude Simon. L’édition de la revue Critique, fondée par Georges Bataille, ouvre le chantier de la collection qui prolonge la revue, et qui accueillera Emmanuel Levinas, Jean-François Lyotard, les premiers travaux de Michel Serres, mais surtout l’ensemble de l’œuvre de Gilles Deleuze. C’est ainsi par l’usage de collections, confiées à des compagnons de route, que Minuit se taille une place exemplaire dans les domaines de la philosophie et des sciences humaines. Kostas Axelos y dirige dès 1960 la collection Arguments, où l’on trouve Roman Jakobson, Georges Bataille, Herbert Marcuse ou Léon Trotsky. A partir de 1966, Pierre Bourdieu publie dans sa collection Le Sens commun ses livres les plus importants, jusqu’à La Distinction en 1980, mais aussi Jean Bollack, Luc Boltanski, Ernst Cassirer, Erving Goffman ou Richard Hoggart. En 1980, Minuit et Le Seuil dominent largement par leur image le marché des sciences humaines et sociales. Contre toute attente, Jérôme Lindon, dans le courant des années 80, va se désengager progressivement de ces domaines. Quarante ans plus tard, seule désormais la collection Paradoxe, où l’on trouve les livres de Pierre Bayard ou de Georges Didi-Huberman, assure, brillamment et avec une grande originalité, la pérennité des essais dans la maison.
A partir des années 80, c’est à nouveau dans la littérature que Minuit va trouver son meilleur engagement. Avec Jean Echenoz, Jean-Philippe Toussaint, Bernard-Marie Koltès, bientôt Christian Gailly, François Bon, Marie Ndiaye, Christian Oster, ou Antoine Volodine, plus tard Yves Ravey, Laurent Mauvignier et Tanguy Viel, la maison à l’étoile bleue devient un lieu majeur, et jalousé, du roman en langue française.

François Maspéro


Même si elle n’est pas la route principale choisie par l’éditeur entre 1959 et 1982, la voie de la littérature est trouvée par l’écrivain et traducteur François Maspero, lequel sera, après son départ des éditions, l’auteur d’une soixantaine de traductions exemplaires depuis l’espagnol et l’italien, et d’une douzaine de livres très personnels, récits et romans, publiés par Denis Roche au Seuil dans sa collection Fiction et Cie. Maspero aime la littérature par dessus-tout, il a été éduqué avec le roman et la poésie, il a été libraire avant d’être éditeur. Tout dans la maison de la place Paul-Painlevé reste politique, de l’architecture à la couleur des murs, mais la politique ne se passe ni du récit, ni du mythe, ni du conte, qui fondent des sociétés, l’histoire des peuples. Le lecteur trouvera ainsi chez Maspero la collection Voix, celle des poètes turcs, grecs, arméniens, catalans, sud-américains : Akhmatova, Elitys, Hikmet, Ritsos ou Valente, l’éditeur ouvre aussi ses portes au récit et à l’histoire, aux « vies minuscules » avec la collection Actes et Mémoires du peuple, on y trouvera par exemple les Carnets de Louis Barthas, publiés en 1978 et qui resteront longtemps un best-seller inespéré pour la maison en difficulté, ici aussi furent les premières traductions des Récits de la Kolyma de Chalamov, que reprendront les éditions Verdier. Malheureusement, ces initiatives n’arrivent pas à endiguer les déficits chroniques de la maison accumulés à la fin années 70. La collection La Découverte, qui abritera une soixantaine de relations de voyages, de récits de pionniers, d’exploration et autres « de la conquête », et qui renouvelleront le genre, sera le dernier coup d’archet de François Maspero éditeur. Après Le Devisement du monde de Marco-Polo, La Découverte de l’Amérique de Christophe Colomb, après Darwin, Las Casas et Ibn Battuta, le libraire et éditeur laissera sa place à François Gèze et aux Editions La Découverte.
C’était il y a quarante ans. A cette heure des récits et autres relations que nous confiait la collection La Découverte, au lieu-dit Verdier on entamait la découverte du métier d’éditer. Dans la maison des Corbières, on n’aimait pas plus que cela les comparaisons, mais on savait le mode de la reconnaissance. Paul Flamand, fondateur du Seuil, José Corti à sa façon, François Maspero, Jérôme Lindon, ont été des modèles pour leur engagement professionnel, pour leur science du catalogue. Il existe finalement aussi peu de figures de l’édition que de compositeurs de chansons mémorables. Parmi elles, celle de Maurice Nadeau, un homme engagé dans son siècle et un artiste de… la « découverte ». Nous le découvrirons demain.

Pour aller plus loin

 

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