Je ne sais dans quelle mesure, en 1985, il était établi que toutes nos données écrites, parlées ou chantées, photographiées ou filmées, toutes nos archives, quel que soit leur support, allaient être inexorablement transmises par des fibres optiques et traduites en code binaire, que tous nos différents médias, tous nos divers supports et lecteurs de données, allaient inévitablement se résoudre en un seul, les intégrant tous, ordinateurs, tablettes ou smartphones. Mais la manière dont le théoricien des médias Friedrich Kittler (1943-2011) l’affirme dans son introduction, écrite donc au milieu des années 1980, offre à son ouvrage une tonalité visionnaire dont la suite du propos ne fera que confirmer le vertige initial.

Friedrich Kittler en 2009
Ainsi, Gramophone, film, typewriter nous propose, à la façon d’une archéologie des techniques, d’observer comment le phonographe, le cinéma et la machine à écrire sont nés et se sont déployés. Il montre, aussi, comment ces appareils ont façonné et subjugué l’esprit des hommes pour enfin se retrouver tous rassemblés dans des circuits intégrés et des puces électroniques.
À tous les égards cet ouvrage est original et novateur : de la forme qui propose des photos, des images, des schémas, dans le corps du texte qui offre de véritables extraits d’œuvres courant sur plusieurs pages, dans le ton qui peut rappeler celui de Nietzsche par son caractère définitif, ces phrases qui fusent et percutent comme des aphorismes, sans oublier la diversité des sources, des auteurs, des domaines convoqués, des liens établis, jusque dans ses multiples conclusions et assertions qui voient la naissance de la psychanalyse comme une conséquence de l’invention du gramophone, les boîtes de nuit comme une forme de reproduction de la guerre, la machine à écrire comme un des moteurs de l’émancipation féminine et signant la fin de la poésie romantique, l’écriture comme nous faisant halluciner le monde,…
Et il est une dernière petite chose réjouissante et drôle dans la manière dont Kittler convoque les Pink Floyd, les Beatles ou Jimi Hendrix comme s’il invoquait les plus hautes autorités poétiques ou philosophiques et les plus fermes assises de la parole. Il faut donc remercier Frédérique Vargoz et les éditions des Presses du réel d’avoir rendu accessible un tel texte devenu, semble-t-il, avec son auteur, un incontournable des sciences humaines en Allemagne et dans les pays anglo-saxons. Et nous espérons et nous avons hâte que d’autres traductions paraissent, car le parcours de cet auteur qui, à la fin de sa vie, s’est plus particulièrement penché sur la musique, les mathématiques et la Grèce, paraît des plus stimulants.
Gramophone, film, typewriter, de Friedrich Kittler, les Presses du réel, 2018.