Quarante ans d’édition en France. Épisode 3. La traduction (suite). De belles demeures pour étrangers.

Trop long de faire le tour complet de ce dont le libraire et le lecteur disposent à la naissance de Verdier et des quelques maisons nouvelles, petites et jeunes, indépendantes, que nous découvrirons dans les prochains jours. Nous avons évoqué hier deux maisons nées de la guerre, Le Seuil et Robert Laffont, et l’une, matricielle pour la littérature du 20e siècle, issue en 1913 de la Nouvelle Revue Française. Entre 1900 et 1914 seront créées, outre Gallimard, Grasset et Albin-Michel. Si Grasset n’a pas dédaigné le roman étranger (se souvenir du Journal de Kafka et de sa traduction en 1945 par Marthe Robert), la maison, fondée en 1907 et reprise par Hachette en 1954, laisse avant sa restructuration en 1981 bien des livres d’auteurs étrangers. Pour autant, on ne distingue pas une véritable politique pour la traduction. Il n’en est pas de même pour les éditions Albin-Michel, qui portent depuis un demi-siècle déjà leurs regards au-delà des frontières.

Fondées en 1901 par Albin Michel, elles vont renouveler le monde des livres dans la première moitié du siècle, puis se développer sous l’impulsion de Francis Esménard à partir des années 1980, jusqu’à constituer aujourd’hui le quatrième groupe français d’édition. Dans la fin des années 1970, Ivan Nabokov, neveu de l’écrivain, va diriger le domaine étranger. La collection « Grandes Traductions », créée peu après la Libération, va sous sa direction s’enrichir fortement. Et si la maison Albin-Michel, comme Robert Laffont, avec laquelle elle sera d’ailleurs associée dans une diffusion commune dans les années 1960, accumule des romans étrangers à succès, on n’oublie pas de constituer un catalogue d’auteurs. Ainsi vont voisiner quelques Prix Nobel de Littérature issus de ce laboratoire des langues de la rue Huyghens : Elias Canetti, Camilo José Cela, V.S. Naipaul, vont compléter un catalogue où l’on trouve déjà Samuel Joseph Agnon, Kawabata Yasunari, Miguel Angel Asturias. C’était il y a quarante ans, et il y aura bientôt la sud-africaine Nadine Gordimer, mais en attendant c’est une autre romancière de langue anglaise, futur Prix Nobel 1995, qui vient assurer avec un succès jamais démenti la présence des romancières étrangères.
Doris Lessing est née anglaise en Inde, a vécu longtemps en Afrique australe ; c’est cette enfance et cette jeunesse dans des pays sous domination blanche et idéologie raciale, qu’elle relate dans son Carnet d’or, un roman publié en Angleterre en 1963, et en 1976 en français, qui vient porter auprès de nombreux publics l’univers des romancières anglo-saxonnes. Ainsi Doris Lessing ajoute sa voix à celle de Jane Austen, George Eliot, et des contemporaines Virginia Woolf et Katherine Mansfield. Le Carnet d’or, comme les romans de Marguerite Yourcenar ou de Marguerite Duras, restera de nombreuses années parmi nos meilleures ventes. Après 1980, Albin-Michel et ses « Grandes Traductions » n’en resteront pas là ; nous leur devrons la lecture de John Mac Gahern, d’Alessandro Baricco, mais c’est par-dessus tout la découverte du hongrois Sandor Marai que nous devons à la maison.

Doris Lessing, prix Nobel de littérature 1995


Au siècle d’Hugo et de Flaubert, s’invente et s’organise l’édition moderne. La maison Calmann-Lévy est fondée par Michel et Calmann (Kalmus) Lévy en 1836, alors qu’ils ont moins de vingt ans. Après spoliation de la famille par l’occupant en 1943, elle devient temporairement les éditions Balzac, un comble pour une maison qui marqua son empreinte au siècle des grands mouvements littéraires, en publiant Madame Bovary de Flaubert ou Le Père Goriot du grand Honoré ! On évoque parfois l’inventivité des frères Lévy, par exemple pour rendre le livre le plus disponible pour tous (le livre à 1 franc en 1858, ancêtre du livre de poche), mais on oublie trop souvent le rôle de la maison au 20èmesiècle dans les lettres étrangères. La collection « Traduit de ». Alors que la maison redevient Calmann-Levy en 1945, la famille propriétaire va proposer l’œuvre de grands auteurs tels qu’Arthur Schnitzler, Joseph Roth, Ernst Wiechert, Knut Hamsun. Sur nos tables, à Ombres blanches, ces auteurs figurent en bonne place. Jetons un voile discret sur l’attitude du romancier norvégien et sa collaboration avec l’occupant allemand, et souvenons-nous plutôt de ses romans La Faim, Le Dernier chapitre ou Vagabonds. On peut lui préférer Hermann Hesse, l’auteur vedette du catalogue, écrivain allemand anti-nazi et premier Prix Nobel en 1946 après le désastre. Le romancier, l’orientaliste, est admiré par une nouvelle génération, celle de la contre-culture ou du mouvement hippie. Le « roman de formation » Le Loup des steppes ou la contre-utopie Le Jeu des perles de verre sont des « long-seller » de cette époque où Hesse est l’auteur le plus vendu dans le monde.

Anaïs Nin à une lecture publique avec George Leit, à Berkeley, en Californie, 1946.
Photographie George Leite, domaine public.


La maison des frères Lévy était sur la rive droite, rue Auber. Les bureaux ont dû rester classés, c’était un cabinet-bibliothèque en bois verni à l’escalier en colimaçon, comme on devait en trouver si souvent dans Paris. A l’époque des romantiques et encore au temps des parnassiens, on trouvait sur la même rive de la Seine, contre la Comédie-Française, la plus ancienne officine d’édition de Paris, qui depuis 1703 avait édité et vendu Voltaire et Rousseau. Pierre-Victor Stock reprit cette maison familiale en 1885, en fit un des bastions du dreyfusisme, et pratiqua les lettres étrangères dès après la première guerre mondiale avec ce qui deviendrait l’un des hauts-lieux de la traduction, le « Cabinet cosmopolite ». Dans les années 1930, la maison fut co-dirigée par Jacques Chardonne, qui dut l’abandonner à la Libération pour cause de collaboration active. C’est à partir de ce moment qu’André Bay, jeune éditeur de trente ans, reprit les rennes de Stock et refonda la collection en « Nouveau Cabinet Cosmopolite ». Les tables d’Ombres blanches sont riches des couvertures rose vif de ce domaine, dans lequel on trouve aussi bien toute l’œuvre de Jorge Amado que celles de Isaac Bashevis Singer, les premières traductions de l’indien Salman Rushdie ou celles du sud-africain André Brink. Souvent, ces romanciers font l’objet d’invitations par Bernard Pivot, et deviennent des personnages pour l’émission Apostrophes, ardente chambre d’écho pour les livres. Mais ce sont surtout les romancières, particulièrement de langue anglaise, qui trouvent, comme Doris Lessing, lectrices et lecteurs dans ces temps de militantisme féministe : Virginia Woolf, Vita Sackville-West, Carson Mac Cullers, Katherine Mansfield, Joyce Carol Oates, Sigrid Undset, Selma Lagerlöf. Plus encore, c’est Anaïs Nin qui fait connaitre la collection, avec son journal en sept volumes, ses récits autobiographiques, et ses livres Venus erotica et Les Petits oiseaux, tous deux immenses succès. Les œuvres sont un temps partagées avec les Editions des Femmes, lancées en 1972 par les militantes du MLF. Et quelle que soit la maison d’accueil, il faut souligner la fin presque définitive d’une censure qui pesait sur les textes à caractère érotique ou pornographique. Les temps sont plus adaptés pour Eric Losfeld ou Jean-Jacques Pauvert, mais les procès sont presque venus à bout des deux éditeurs ! Il reste à saluer leur ténacité et celle leurs avocats !
Revenons aux traductions, et constatons bien des oublis : celui des éditions Plon et de leur collection « Feux Croisés », édifiée dans les années 1930, puis abandonnée au début des années 1960, avant d’être réactivée par Ivan Nabokov. Flammarion, de son côté, sut accueillir Saul Bellow ou Tarjei Vesaas. Quant à Fayard, après des années 1930 exploratrices (la collection « Univers » abrita entre autres La Montagne magique de Thomas Mann), elle abandonna la littérature étrangère, Claude Durand en entreprit la reconquête après 1983. Nouveau président de la maison plus que centenaire Arthème Fayard, propriété d’Hachette et de Lagardère, le transfuge du Seuil assura ce renouveau en emmenant avec lui rue des Saints-Pères Alexandre Soljenitsyne et Ismaël Kadaré, et en ouvrant son domaine à tous les « univers ». Il fallait un « spécialiste », ce fut Jean-Bernard Blandenier, traducteur de Nabokov, qui se mit à la manœuvre, avant de mourir prématurément.
Lorsque Verdier installe son projet dans le hameau de Villemagne, les éditions Robert Laffont ne sont pas loin d’être reprises. Ce sera fait en 1990, par le Groupe de la Cité. Armand Pierhal ici, Ivan Nabokov là, André Bay ailleurs furent ainsi quelques-uns de ces artisans pour le compte de très grandes maisons, dont ils n’étaient que les collaborateurs. De plus en plus ces maisons deviendraient des filiales de groupes, Hachette en 1981, Editis vingt ans après. Et encore et encore, la croissance des groupes se faisait de façon externe, en absorbant, en habillant, en déshabillant…
Dans cet univers des romans étrangers, nous nous souvenons mieux désormais de ce dont nous avons hérité, en tant que libraires, en tant que lecteurs. Il est temps, après ces deux précédents épisodes, de revenir vers des projets plus personnels, des aventures éditoriales à la fois ambitieuses et modestes, surprenantes, audacieuses, périlleuses aussi. L’histoire de l’édition est aussi celles de ces personnalités singulières. La guerre, la fin de la guerre, les nouveaux conflits, Cambodge, Algérie, Viêt-Nam, les idéologies, ont fait pousser des convictions, des engagements. Nous en retrouverons demain quelques-uns.

Pour aller plus loin :

La compagnie des auteurs (France Culture), consacrée à Doris Lessing.
Les nuits de France Culture, Entretien avec Anaïs Nin (première partie).
Les nuits de France Culture, Entretien avec Anaïs Nin (seconde partie).
Savoirs, France Culture, série consacrée à Joyce Carol Oates.

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