Les Lumières des positivistes

À propos du livre Pensée exacte au bord du précipice ; une histoire du cercle de Vienne, de Karl Sigmund, éditions Markus Haller, 2021.
Karl Sigmund est un mathématicien autrichien, pionnier dans la théorie évolutive des jeux. En 2015, il lui fut confié le soin d’organiser à l’université de Vienne une exposition sur le cercle de Vienne, ce groupe de philosophes et de savants qui a œuvré à promouvoir une conception scientifique du monde au lendemain de la Grande guerre. Cet ouvrage en est directement issu et comme un musée vivant d’images et de mots (car le livre est illustré de photos, de lettres, de documents qui sont autant de précieux témoignages), il relate, de manière passionnante, pleine de malice et d’empathie, l’histoire et le destin de ces illustres scientifiques et intellectuels qui durent s’exiler et fuir l’antisémitisme, le fascisme et le nazisme.

L’on suit notamment le parcours du très attachant Moritz Schlick, le fondateur et le moteur du cercle : proche au départ d’Albert Einstein dont il a traduit en termes philosophiques la théorie de la relativité, il eut pour projet d’écrire un ouvrage intitulé Le nouvel Epicure et fut assassiné par l’un de ses anciens étudiants, jaloux et paranoïaque,
qui justifia son sinistre crime par des mobiles antisémites et nazis. L’on suit également la trajectoire du géant Otto Neurath qui avait le projet d’unifier les sciences dans une perspective sociale et émancipatrice et qui fut à l’initiative de l’isotype, ou Système international d’éducation par les images typographiques, dont les pictogrammes eurent une postérité considérable dans la signalisation publique. L’on suit également les philosophes Rudolf Carnap et Karl Popper, les mathématiciens Hans Hahn et Kurt Gödel lequel eut l’audace lors de son examen de naturalisation aux États-Unis d’affirmer qu’il y avait une erreur de logique dans la constitution américaine susceptible de conduire le pays vers un régime autoritaire. L’on suit encore bien du monde rattaché au cercle : la philosophe et logicienne Rose Rand, l’historien des idées Edgar Zilsel, le mathématicien et physicien Friedrich Waismann, …. et l’on en croise encore davantage : Ernst Mach
et Ludwig Boltzmann, Albert Einstein donc, Ludwig Wittgenstein qui eut une influence considérable sur le cercle de Vienne, mais aussi des écrivains comme Robert Musil, Hermann Broch ou Leo Perutz ou des architectes tels Adolf Loos ou Margarete Schütte-Lihotzky…
Karl Sigmund évoque leurs rencontres, leurs échanges, leurs points d’accord et leurs différends dans une forme de récit croisé et choral. Il partage avec clarté et concision des théories physiques, mathématiques, philosophiques, mais aussi des perspectives politiques et sociales. Et si l’on perçoit bien les singularités de chacun des membres du cercle, on comprend également que tous s’accordent et se retrouvent dans l’espoir que la diffusion d’une conception rationnelle et scientifique du monde serait la mieux à même d’améliorer le sort des hommes. Le contraste n’en est ainsi que plus saisissant à voir l’antijudaïsme patent de la société autrichienne qui culminera avec les vagues austrofasciste puis nazie lesquelles balaieront et disperseront ce groupe d’intellectuels, principalement en Angleterre et aux États-Unis, à la suite de l’assassinat de Moritz Schlick. On gardera ainsi précieusement en mémoire ces personnes qui, en des temps de tumultes, ont privilégié l’examen et la discussion, la raison et l’étude, la précision et la clarté plutôt que la propagande, l’émotion, la passion, la violence, la confusion ou l’ambiguïté.

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