Paul Otchakovsky-Laurens – Hommage à un ami éditeur

Paul Otchakovsky-Laurens à la librairie Ombres Blanches en décembre 2017. © Mihai Mangiulea.

Du dernier et récent séjour de Paul Otchakovsky-Laurens à Toulouse, il restera le souvenir de la grâce de l’homme et celui de la générosité du professionnel. Je l’avais invité pour présenter au Cratère son long-métrage, Editeur, récit très personnel de sa vocation, film devenu depuis ce 2 janvier testamentaire, et rencontrer à cette occasion quelques-uns de ses lecteurs à Ombres blanches. Auparavant, Paul avait accepté d’intervenir auprès d’étudiants en édition-librairie de l’université Jean-Jaurès. Il le fit avec une générosité sans réserves. Il s’était agi, durant trois heures passées trop vite, de donner à lire la place de sa maison dans l’histoire récente de l’édition littéraire en France, et d’évoquer ensemble quelques grandes figures de cette histoire, qui lie auteurs et éditeurs. Dans les quatre moments publics passés lors de ces vingt-quatre heures, comme dans les moments privés que nous laissèrent nos auditeurs ou spectateurs, j’ai pu retrouver le regard attentif, le goût de l’échange, mêlant une curiosité inquiète et la persistance d’un certain optimisme.

J’ai croisé ce regard pour la première fois en mai 1981. C’était trois jours après l’élection de François Mitterrand, Paul accompagnait Georges Perec, dont il venait de publier le théâtre dans sa collection chez Hachette. Trois ans auparavant, le Prix Médicis avait couronné La Vie, Mode d’emploi, et Georges Perec allait rentrer dans le cercle des grands écrivains du 20ème siècle. La figure originelle de ce livre, autour de laquelle s’articulent les histoires qu’il relate, était le carré de l’échiquier. Sur les couvertures (déjà blanches) de sa collection chez Hachette, Paul Otchakovsky-Laurens avait inséré, dans un carré nourri d’un abécédaire typographique (une réale ?) de couleur noire, les trois lettres en rouge symbolisant son nom, POL, sans points entre les lettres. Plus frugalement, avant Hachette, et pour suivre sa découverte du métier d’éditeur, Paul avait usé du carré (un bleu outremer) pour marquer son territoire sur les couvertures blanches de Flammarion, lorsque la maison familiale de la rue Racine lui avait confié le soin de créer une collection de littérature contemporaine. C’était en 1972, et la collection s’appelait Textes, simplement Textes. Paul, qui n’avait alors de POL que son nom à l’intérieur des livres, choisit Le Jeune homme immobile de Claude Delmas comme second titre de la collection. Le jeune Paul ne restera pas un jeune homme immobile. Après les expériences de Flammarion et d’Hachette, en 1983, émancipé de la maison qui l’employait, Paul avance ses pions dans ce qui sera désormais « sa » maison. Pour symboliser ce geste de défi au monde de l’édition, les initiales P.O.L, séparées par deux seuls points, sont accompagnées de sept pierres (sept pions) de jeu de go, en hommage à Perec, disparu en mars 1982. La figure sur le quadrillage du jeu est liée à une règle de répétition du jeu. Les japonais la nomment ko, signifiant éternité. Jusqu’à ce jour, cet ensemble de signes accompagne chaque livre de la maison. Une maison qui prétend au temps long, au moins autant qu’à « l’éternité ». A l’ombre des trois lettres, et depuis trente-cinq ans, vont s’abriter tant des meilleurs écrivains de langue française, romanciers, poètes, essayistes et autres littérateurs. On le sait, Antoine Gallimard eut dans l’histoire des Editions P.O.L un rôle majeur, en l’intégrant en 1988 dans l’économie de Gallimard, tout en lui permettant une liberté éditoriale sans limites. Pour autant, par quel miracle, par quel génie, par quelle faculté au travail, avec quel mélange d’énergies et d’intuitions, de courage, Paul Otchakovsky-Laurens aura-t-il fabriqué un des plus beaux catalogues littéraires de l’édition contemporaine, et le plus inventif ? J’ouvre la page d’accueil du site des éditions. A la une, l’invitation aux parutions de janvier, à partager le merveilleux, le rappel de celles de septembre, de novembre, et la liste des noms, les auteurs de la maison, fabricants d’histoires, de fictions, de personnages, créateurs de formes, de styles, pourvoyeurs d’émotions, d’univers, de connaissance des autres, et de soi. Je laisse mon index guider la souris sur cette page d’accueil : catalogue, actualités, texte en ligne, agenda, vidéos et sons, atelier. Deux textes de compagnons de toujours, postés le 4 janvier, l’un de Gérard Gavarry, le second de Christian Prigent, tentent de répondre à la violence de la nouvelle récente de la mort de Paul. La littérature répond au désarroi et à l’emprise de la mort, dans les limites de ses possibilités. Je reprends mes habitudes de libraire. Je m’attarde sur le catalogue, admiratif. Sur les auteurs, sur leur communauté organisée à la lumière d’un homme, dans le provisoire mais aussi dans le simulacre de l’éternité, encore. Je repense à cette ligne dont Paul refusait la notion, préférant ces voisinages de singularités, ces voix différentes, un « Babel » heureux. Je reprends l’histoire, reviens à la première année des éditions, 1983. J’y trouve, parmi la douzaine des premiers livres de la maison désormais sienne, une méditation sur la mort de Roger Laporte, Moriendo, les voix des récits de L’histoire enterrée, par lesquels Marianne Alphant interroge ce qui reste. Paul, toujours plus que vivant, n’hésitait pas à se confronter à l’écriture de la mort. L’héritage des lectures de Marguerite Duras, de Maurice Blanchot, de Georges Bataille, la compagnie de Bernard Noel. Ce qui reste du temps de Paul demeure, ce sont ces livres avec lesquels nous avons vécu, avec lesquels nous aimons faire vivre nos lecteurs. On les trouve indifféremment dans la collection Folio, ou plus souvent sous la couverture blanche et striée, légèrement ombrée aux lettres bleues et grises. Un souvenir remonte, celui d’une nouvelle rencontre avec Paul, dans les dernières semaines de 1983. Paul accompagne Serge July, que nous accueillons à l’Archéoptéryx, le lieu investi par Armand Gatti et son équipe. Le livre s’intitule La Vie, tu parles et est consacré à une anthologie de courriers de lecteurs de Libération. La soirée tourne à la violence dès son ouverture, Paul Otchakovsky, Serge July et Armand Gatti sont physiquement agressés par quelques activistes menaçants qui veulent en découdre avec le directeur du quotidien, accusé de « trahison envers le peuple ».

Le peuple n’a pas de propriétaire, pas plus que les individus qui le composent, aussi libres qu’il est possible de l’être. Si les activistes violents ignorent trop souvent cela, Paul le sut sûrement très tôt. De quoi la vocation se nourrit-elle ? Paul, né dans les premiers mois de la libération, était le fils d’un artiste peintre, juif exilé dans l’adolescence depuis sa Bessarabie natale, ayant vécu difficilement de son art et qui mourut avant quarante ans en décembre 1944. La vie, (tu parles), Paul la dut à une cousine, une seconde mère, qui l’éleva dans la Sarthe, à Sablé, ville de son enfance à laquelle Paul consacra un premier long-métrage. Au sortir de la guerre, pendant laquelle Paul vit le jour dans ces conditions difficiles, des hommes encore jeunes, marqués par la violence des combats, par celle de l’occupation, par la répression, par la découverte des camps de la mort, pensèrent faire comprendre le monde par les livres. Une génération d’éditeurs entreprit ainsi de construire un monde nouveau. Nous devons beaucoup de la liberté de nos regards à Maurice Nadeau, à José Corti, à Christian Bourgois, à Jérôme Lindon, à François Maspero. Nous en devons tout autant à Paul Otchakovsky-Laurens, qui prit modèle sur ces derniers, jeune homme poussé très vite au milieu des années soixante, comme un surgeon d’une histoire à laquelle il ne pouvait échapper, celle de ces grands hommes des livres, de leur histoire, des tragédies de la guerre, et qui ont tout donné d’eux-mêmes pour être de leur temps. Et nous aider à être libres.

Voilà qui suffit, pour aujourd’hui. Il faut se donner au deuil, au silence. Se retourner sur des souvenirs. Méditer à quel point Paul Otchakovsky-Laurens est irremplaçable. C’est peu de dire, on ne le dit que la gorge serrée, qu’il va manquer, que sa disparition est un désastre. On (tous ceux pour qui compte la vitalité inventive de la littérature) n’a pas fini de mesurer l’ampleur catastrophique de cette perte. Ces mots sont signés de Christian Prigent. Combien les amis de Paul, sa famille, ses auteurs, ses collaborateurs, doivent-ils mesurer cette « ampleur ». Pour ma part, j’ai peur du deuil, du silence. Et de ne pas me résoudre à cette absence.

 

1 réflexion sur « Paul Otchakovsky-Laurens – Hommage à un ami éditeur »

  1. Hommage très bien écrit, il fallait ça pour cet éditeur, en plus le nom de Claude Delmas est cité, lui aussi a disparu mais pas dans la mémoire de ses lecteurs et amis, surtout pour Le pont du chemin de fer est un champ triste dans l’air que Paul Otchakovsky a beaucoup aimé.

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