L’Amérique d’après

Dès ses premières phrases, Sukkwan Island vous saisit et vous trouble. Insolite, à mi-chemin entre le roman d’initiation, la littérature des grands espaces et l’intrigue policière, l’univers dépeint par ce sombre texte fait directement écho à l’auteur de la Trilogie des confins, Cormac McCarthy, et à ses univers rudes et oppressants (auteur que David Vann respecte et admire, comme il l’a indiqué lors de sa venue à la librairie). On pense à La Route, à ses paysages désertés et hostiles, à la relation père/fils et ses enjeux de transmission, au mythe de la frontière et celui des pionniers, pilgrims qui firent l’Amérique. Là où McCarthy revient sur ce mythe fondateur de manière allégorique, David Vann choisit la voie de la dissonance et du récit grinçant.
Jim décide d’emmener son fils de treize ans pour vivre sur une île sauvage de l’Alaska, dans une cabane isolée, une année durant. Pour lui ce voyage ouvre une nouvelle ère après une vie d’échecs, il est le signe d’un renouveau et l’occasion d’apprendre à connaître un fils qu’il a peu vu grandir. Entre les difficultés pratiques et l’ingérence paternelle, la vie recluse des deux personnages tourne rapidement au cauchemar. On descend vite au cœur des ténèbres, là d’où personne ne revient indemne. Sur l’île de Sukkwan, le rêve d’un retour idéalisé à la terre première s’avère caduque et mortifère. Si chez McCarthy le mal naît d’une société corrompue et entropique, chez Vann, la mauvaise graine pousse en l’individu jusqu’à le terrasser. Ici point de solidarité courageuse ni d’amour filial pour tenter de se sauver. Point de retour salutaire aux sources d’une Amérique primitive, grande sauvagerie du second Adam. David Vann démontre avec brio qu’il est désormais inutile de s’attacher au fantasme d’un temps à jamais révolu. On pense alors aux Raisins de la colère de Steinbeck et à la tragique trajectoire de la famille Joad, à leur rêve d’un Eden à jamais corrompu, corne d’abondance avariée.
La Route, Sukkwan Island : l’Amérique contemporaine se regarde et contemple les dégâts d’un monde vrillé de l’intérieur, à la fois dépressif et déprécié. David Vann semble ici tuer l’archétype américain du self-made man aventurier, tandis que McCarthy choisit de le transcender, de le racheter par sa profonde humanité et le don qu’il fait de sa vie pour sauver celle d’un autre. On lit chez Vann un Nouveau Monde vieillissant et en perte de repères (figure du père défaillante). Si McCarthy croit encore à la possibilité d’une communauté refondée, David Vann fait un pas de plus vers l’horreur, donnant à lire au fil des pages un espoir qui s’effondre.
   Sukkwan Island – David Vann – Gallmeister, collection Totem, 2011 – 8€50
 
 
 
 
   La route – Cormac McCarthy – Points, 2009 – 6€80
 
 
 
 
 

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *