Une odyssée du pain

Une Odyssée du pain, par Amaury

 
Le pain. Tentons ici une définition succincte pour quelque chose de si protéiforme :

« Aliment de base dont l’histoire se confond avec celle de l’Homme consommé de manière quotidienne par une grande part d’entre-nous ».


La domestication des céréales au néolithique (entre 12 000 et 6 000 avant J.-C.) a sans conteste joué un rôle prépondérant dans le développement de l’humanité ; l’écrasement des grains en étant l’acte fondateur (à l’aide d’une pierre ou d’une meule), tout comme les tentatives de fermentation dans le monde méditerranéen (les Égyptiens mélangeaient le grain écrasé à de l’eau tirée du Nil, riche en limons et agents de fermentation pour fabriquer leurs pains).
Précédent l’art de la confection du pain, les premiers Hommes à consommer des céréales le faisaient sous forme de bouillie : ils devaient pour cela posséder des récipients étanches, – comme des poteries – susceptibles de résister à la chaleur d’un foyer. Le pain est ainsi témoin de l’évolution de la pensée humaine et des techniques qu’il développe.
L’épopée de Gilgamesh (AZRIE Abed, Albin Michel, collection Spiritualités vivantes, 2015), – l’un des témoignages littéraires les plus anciens du Proche-Orient -, illustre parfaitement l’importance du pain dans le passage du « sauvage » au « civilisé ». Enkidou, créature hybride faite d’argile et n’ayant toujours vécu qu’au milieu de troupeaux se voit un jour offrir du pain :

« Lorsque que les bergers mettent devant Enkidou du pain et de la boisson forte, plein d’embarras, longtemps il regarde. Enkidou ne connaît pas le pain comme nourriture […], il a grandi en tétant le lait des bêtes sauvages. La courtisane lui dit : « Mange du pain, Enkidou, le pain est l’élément de la vie […] » ».

S’en suit une description du processus par lequel celui-ci acquiert un caractère humain après avoir consommé ces produits.
Très rapidement, le pain est chargé d’une dimension théologique et cultuelle (pensons aux Mystères d’Eleusis et à l’importance des céréales dans le Bassin méditerranéen). En témoignent les bas-reliefs ou les vases grecs sur lesquels figurent des artos, pains de froment qui ne contiennent pas de levain. Les Grecs façonnent par ailleurs, comme le précise Hippocrate (Œuvres complètes, vol. 2-1, L’ancienne médecine, Belles Lettres, 1990), des pains à vertus médicinales : plus fermentés, certains d’entre-eux sont prescrits en cas de fièvre, de vomissements etc.
Durant la Basse Antiquité et à l’époque médiévale, le pain entre dans la consommation courante des Européens, tant dans un contexte familier (le fameux tranchoir, au XIIIe siècle) que liturgique : l’eucharistie, consécration du pain et du vin est au centre de la vie religieuse des fidèles catholiques puisqu’elle rappelle le dernier repas du Christ avant sa crucifixion (la transsubstantiation transforme presque en cette cérémonie ces deux aliments en chair et sang du Christ).

Vincent, S. NE PAS GASPILLER LE PAIN EST NOTRE. DEVOIR. Lithographie couleur. 1918. Paris, musée Carnavalet.


La culture des céréales et par extension la consommation de pain est susceptible d’être perturbée par diverses causes : maladies, catastrophes naturelles ou actions humaines néfastes ne manquent pas de détruire les efforts des cultivateurs. L’ergotisme, par exemple, mutile ou cause la mort de milliers de personnes par un effet vasoconstricteur et est dû à l’ingestion de farines contaminées par un champignon. L’exploitation de terres est peu à peu encadrée par les pouvoirs locaux : en Europe et à partir du XIe, le seigneur d’un domaine peut imposer aux paysans l’utilisation de son four, de son moulin moyennant une taxe, souvent en nature.
À l’époque moderne, les boulangers sont tenus de peser le pain avec des balances conformes à la législation et de signaler le poids de leurs productions sur leurs étals afin d’éviter tout manquement au droit (il faudra attendre 1840 et l’ordonnance Delessert pour que la vente de pain à la pièce soit autorisée). La boulangerie est dès lors perçue par les gouvernants comme un « service public » chargé de distribuer à la population du pain en quantité suffisante afin de limiter les périodes de famines et donc, de révoltes (les nombreuses Jacqueries ayant précédemment secoué l’Europe restent dans les mémoires). Ces protestations contre l’accès au pain ou son prix ponctuent les siècles. Ainsi, même en 1898 à Milan, quatre-vingts personnes sont tuées dans une insurrection causée par le coût de cette denrée.

Commune (1871). Jules Ferry (1832-1893). Affiche d’un arrêté daté du 13 février 1871 relatif au rétablissement de la taxe du pain à Paris. Typographie, 1871. Imprimeur Charles de Mourgues Frères. Paris, musée Carnavalet.


En France, après la seconde guerre mondiale, la consommation de pain baisse en raison de la qualité médiocre des farines utilisées. Il faudra attendre la dernière décennie du XXe siècle pour que les consommateurs portent de nouveau un intérêt à la boulangerie traditionnelle et au pain de qualité (les années 1960 voient l’arrivée du pain industriel cuit à la chaîne et du pain de mie tranché). Ces dernières années voient l’apparition dans les ménages de robots cuiseurs permettant la cuisson d’un pain maison de qualité (1 000 000 de machines vendues en 2008). La boulangerie en amateur ne fait plus peur !
De nos jours, la production de céréales et de pain est dépendante de la loi du Marché et du changement climatique : de 1998 à 2008, la planète a connu sept années déficitaires en céréales ; en 2007, les stocks ne suffisent plus à réguler le marché et les cours s’envolent. Dans un contexte social tendu, le poids du changement climatique devient de plus en plus pesant : sécheresses, perte des récoltes menacent la production de pain. Partout dans le monde, des initiatives sont portées par les agriculteurs et les gouvernements pour enrayer cette baisse de production, à l’image de la Grande Muraille Verte, projet de reforestation traversant l’Afrique d’est en ouest et promettant de favoriser les sols tout en limitant les effets du réchauffement climatique.
 
Notre sélection LE PAIN
 
Quelques ouvrages : 
Notre pain est politique. Les blés paysans face à l’industrie boulangère du Groupe Blé, éditions La Dernière Lettre

La plaine. Récits de travailleurs du productivisme agricole de Elie Gatien, éditions Amsterdam

Lettre à un paysan sur le vaste merdier qu’est devenue l’agriculture de Fabrice Nicolino, éditions Actes Sud

Pour le pain de Steven L. Kaplan, éditions Fayard

Les secrets de la boulange bio de Marie Chioca et Delphine Paslin, éditions Terre Vivante

 

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