Encore un peu d’été avec Socrate

Pour la seule fois dans l’œuvre de Platon, Socrate sort de la ville pour suivre Phèdre qui semble cacher quelque chose. Arbres et plantes n’ont pas encore été brûlés par le soleil, mais la chaleur déjà assomme. Nous sommes au bord d’une rivière, l’Illissos, à l’ombre du platane et du gattilier. Il est bientôt midi : « C’est le chant mélodieux de l’été, qui répond au chœur des cigales ». Mais que cache Phèdre ? Un discours écrit du grand orateur Lysias qu’il s’apprêtait à lire seul loin du monde.

La rivière Ilissos aujourd’hui, dans l’un des rares passages qui ne soit pas encore canalisé. Licence CC by SA

Socrate attiré par les discours, comme une abeille attirée par le miel, a suivi son ami. Tous les deux, dans ces lieux où la présence des dieux est presque sensible, vont lire ensemble l’écrit de l’orateur athénien. De quoi s’agit-il ? Quel en est le propos ? Qu’il est préférable et plus avantageux d’accorder ses faveurs à qui n’est pas amoureux, que l’amour est davantage nuisible dans une relation. Socrate dans un premier temps, se voilant la face, va reprendre et développer ce thème. Pour autant, si l’amour est certes délire, folie et qu’il peut ainsi brouiller aussi bien les sens que l’esprit, il ne va pas pouvoir soutenir un tel discours bien longtemps. Il va même le regretter, s’en excuser et se raviser dans un formidable contredire, dans une sublime rétractation. Car l’amour est délire divin et même le premier parmi tous les délires et folies accordés par les dieux. Il nous porte vers la beauté qui est la trace sensible des réalités véritables contemplées jadis dans le ciel lorsque notre âme immortelle prenait part au cortège des dieux : l’amour donne des ailes. Ainsi vaut-il mieux offrir son cœur à qui aime, car, effet réfléchissant de l’amour, l’aimé voit dans le regard de l’amant la beauté qu’il voit en lui.

Le discours de Lysias, aussi grand orateur et écrivain soit-il, n’est donc pas bon. Mais qu’est-ce qui fait un bon discours ou un bon écrit et qu’apporte d’ailleurs l’écrit, se demande alors Socrate ? Et l’on voit que le Phèdre est le plus étonnant texte remettant en cause l’écrit. En effet, la parole écrite, comme l’affirme Socrate à travers le mythe de Theuth, met paradoxalement en œuvre l’oubli dans la mesure où il favorise une connaissance extérieure et factice. Aussi, l’écrit ne peut pas se défendre, son auteur n’étant pas présent au lecteur pour arguer de telle ou telle autre proposition. En outre, le texte est un leurre quand il prend la place de ce dont il parle, quand il prend la première place.

Pour Socrate, l’écriture est donc utile avant tout à l’écrivain qui garde ainsi trace des discours qu’il s’est proférés à lui-même, mais aussi en tant qu’amusement, en tant que jeu à ne surtout pas prendre au sérieux. Pour autant, géniale malice de Platon, n’est-ce pas déjà avoir pris au sérieux l’écrit de Lysias que de l’avoir repris et révoqué à travers la bouche de Socrate ? Plus génial encore, comme la lecture du texte de Lysias avait amené Socrate à lui apporter un démenti, la lecture du Phèdre nous pousse d’une certaine façon à contredire les propos de Socrate concernant l’écriture. Non, presque 2500 ans après sa rédaction, alors que l’Ilissos gît dans la majeure partie de son cours sous l’asphalte et le béton, ce très beau texte de Platon n’est pas lettre morte.

Bien au contraire, grâce à l’écrit, l’Illissos va continuer de couler dans certains cœurs, les cigales, ces hommes transformés en chanteurs perpétuels par amour des Muses, comme le dit Socrate, continueront à jamais de chanter leurs louanges. De même que l’amour continuera de donner des ailes. Oui, contrairement à ce que fait mine de croire Platon, l’écrit peut bien se défendre lui-même, dans la mesure où il peut aider. Et si l’écriture est un jeu à ne surtout pas trop prendre au sérieux, pour autant, et nous pensons que Platon d’une certaine façon y a cru lui-même, lui qui a tant écrit, l’écriture est aussi un jeu qui en vaut la peine et dont l’enjeu peut être considérable.

Phèdre, de Platon, traduction de Luc Brisson, suivi de La Pharmacie de Platon de Jacques Derrida, éditions Flammarion.

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