Le marque-page – Sigismund Krzyzanowski

Au catalogue des Éditions Verdier, dans la collection Slovo, on trouve les livres de Sigismund Krzyzanowski qui est sans doute un des très grands de la littérature russe du siècle dernier. Si ses livres et nouvelles sont difficilement rattachable a un genre précis, je découvre, au fur et à mesure de mes lectures, une écriture de la dérision et du désespoir qui révèle une lucidité entière sur son époque.
Hélène Châtelain écrit dans la préface du recueil de nouvelles Le marque- page que «ce qui rend le destin littéraire de Krzyzanowski à ce point bouleversant, c’est peut-être précisément son invisibilité absolue, son inassimilation organique par son époque. Car cette époque fut, comme rarement, comme jamais peut-être, celle du maître Mot. La révolution d’Octobre et ses prolongements fut avant toute autre chose, une prise de pouvoir sémantique. Sur le Mot, donc sur le Temps.» et Hélène Châtelain de préciser que « la toute première publication d’un ensemble conséquent de nouvelles date de 1989, plus d’un siècle après sa naissance, en 1887, presque un demi siècle après sa mort, en 1950».
La nouvelle Le marque-page est un texte qui met en scène un « attrapeur de thème ». Il est une figure anonyme, transparente et tragique, qui raconte des histoires à un interlocuteur dans les rues de Moscou. Ces illusions ou ces « fariboles » sont des écrits de liberté dans un monde enfermé. Dans la nouvelle Le marque-page, la réalité et le fantastique sont conjointement liés et donnent à ce texte une richesse symbolique et ironique, car à Moscou en 1927, le réel n’a pas à forcer le trait pour être grotesque.
Ainsi notre conteur raconte l’échappée belle de la Tour Eiffel (« colosse aux quatre pattes ») « droit vers l’est » car « la révoltée va vers les révoltés » mais « la géante vaincue » finira la tête la première dans le lac de Constance. Ou bien l’histoire de ce chat, oublié sur une corniche d’un gratte ciel, qui ne peut qu’observer « les carrés jaunes des fenêtres. Derrières chacune d’elles, de longues suites de mots, des marques-pages qui attendent patiemment un regard familier. Encore une nuit noire : la ville s’éteint et déshabille le trottoir. »… Il y a d’autres thèmes, celui du censeur au crayon rouge et du « récit des rayes », celui de la volute de bois et de Vaskia Tiankov, et d’autres encore. La traduction de Catherine Perrel et d’Elena Rolland-Maiski nous fait ressentir tout les registres de l’écriture de Krzyzanowski ainsi que sa souplesse et sa simplicité à dire, en de subtiles nuances, toute la complexité d’une époque, ou plutôt de différentes époques car si La superficine date de 1926, La métaphysique articulaire est de 1935, Dans la pupille de 1927, même date que Le marque page.
Sur les éditions d’État et les nouveautés littéraires en 1927, il écrit : « Vous avez dit : fariboles. Nullement : nous, les auteurs, nous écrivons des récits, mais l’historien de la littérature qui a le pouvoir de vous laisser entrer dans l’histoire ou de vous claquer la porte au nez, veut lui aussi, vous comprenez, écrire sur des écrits. Il n’y peut rien, c’est son emploi. Voila pourquoi ce qui se laisse résumer en une dizaine de mots, ce qui est facile à raconter, finit par se faufiler dans l’entrée ; quant aux écrits qui ne peuvent pas présenter leur sujet, ils restent…hors sujet ».
Impossible de ne pas penser a la relégation de toute une génération d’écrivains, Boris Pilniak (1894-1938), Velimir Khlebnikov (1885-1922), Andreï Biely (1880-1934), Ossip Mandelstam (1891-1938), Isaac Babel. Parfois tout ressemble à un cauchemar et les lumières s’éteignent et l’un des personnages aura l’idée « d’organiser un repas funéraire. En mémoire des jours passés, jours de famine et de froid. »
Sigismund Krzyzanowski est un merveilleux écrivain.
Je finis sur ce trait d’esprit étrange et inquiétant : « A nouveau, nous marchions côte a côte dans les rues désertes des banlieues. Un peu plus tard, les parallèles lisses des rails de tramway vinrent à notre rencontre. Et soudain, tout contre mon épaule, un murmure : Si deux parallèles se croisent à l’infini… tous les trains qui partent pour l’infini courent à la catastrophe. »
Bonne lecture.
Le marque page
 
Le marque-page
Sigismund Krzyzanowski, Éditions Verdier – 1992

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