Les Onze – Pierre Michon

L’imposture ou le comble de l’Histoire

Au commencement était Les Onze, célèbre tableau du Louvre représentant les onze révolutionnaires du Comité de salut public pendant la Terreur, et son créateur, le peintre François-Elie Corentin, dit le « Tiepolo de la Terreur ».

D’emblée Pierre Michon met le tableau en valeur en exposant le peintre. L’image de l’artiste échappe, ange ou « vieil enragé oblique » plus tard, en 1760. Le peintre apparaît hypothétiquement sur quelques tableaux d’époque, portrait flou et faux, instable, qui interroge.

Sa généalogie est ensuite évoquée. On y croise d’abord les grands-pères du Limousin – l’un participe aux grands travaux des fleuves, l’autre s’enrichit en vendant son vin noir – et le père, trop tôt disparu vers des chimères littéraires. Françoizélie bénéficiera par la suite de l’omniprésence de sa mère et de sa grand-mère maternelle. Ces hommes sont symbole de puissance et d’absence et ces femmes d’amour et de confiance. Un riche héritage qu’il sublimera plus tard dans sa peinture.

La commande des Onze surviendra quelques années après lors d’une rencontre entre Corentin et Collot, un parmi les onze, dans une église où déjà l’Histoire se joue. Moment charnière du livre où Michon laisse libre-court à sa puissance d’évocation. Ensuite, il s’attache à une description minutieuse de ces hommes et de leur lutte pour le pouvoir.

Le génie de François-Elie Corentin, selon Michon, est ainsi d’avoir su restituer à partir de son histoire intime ces onze hommes dans ce qu’ils ont de plus singulier : la distance tragique entre leurs idéaux initiaux et leurs actions pendant cette période sanguinaire.

Le récit prend forme couche après couche. Pierre Michon travaille sa matière littéraire comme un peintre sa peinture. La biographie se mêle au roman historique, l’exégèse picturale à une réflexion sur l’acte créatif. Et toujours cette écriture flamboyante, cette élégante langue française dont l’écrivain souligne la musicalité.

Habile, ce court texte d’une densité stupéfiante tourne autour du célèbre tableau, aborde ses nombreux sujets par la bande, se tient à l’articulation sensible de l’histoire et de la fiction.

L’auteur des Vies minuscules (Folio) propose une littérature à la fois réflexive et spéculative. Travaillant sur le pouvoir éternel de la représentation, qu’elle soit picturale, historique ou littéraire. Il est cet écrivain des forces, « des puissances dans la langue », celui qui croit en la création. Car ici, l’acte créateur s’impose, tout puissant, magique et mystérieux. Il est cet art du travestissement et de la farce. Jeux de masques et des identités. Michon nous offre avec Les Onze son portrait de l’artiste en magicien – « On ne saurait croire davantage qu’agir et jouir sont une seule et même chose ».

Michelet est là, aussi, maître historien, figure tutélaire dont Michon salue l’héritage. Car le romancier est de ceux qui nous prouvent qu’au XXIe siècle le discours historique reste une construction subjective. Un regard posé sur les siècles passés et leur tourmente. L’Histoire à l’origine de la fiction. La fiction à l’origine de l’Histoire.

N’allez pas pourtant penser que ce livre est le roman des illusions perdues, fussent-elles révolutionnaires, car Michon ose sourire avec le plus grand sérieux, émaillant son récit de cette injonction profane : « Dio Cane » !

En souvenir de mon frère Laurent Rigal.

Les Onze – Pierre Michon – Folio, Gallimard – 5€10


Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *